Depuis le 7 octobre, les renseignements allemands ont enregistré 1800 délits antisémites, plus du double qu'en France. Pourquoi un tel pic? Que cache ce phénomène? Comment les partis et les médias d'outre-Rhin se positionnent-ils dans la guerre entre Israël et le Hamas? Quelle coopération militaire entre Israël et l'Allemagne? Réponses et explications de Hans Stark, professeur de civilisation allemande à la Sorbonne et conseiller pour les relations franco-allemandes à l'Institut français des relations internationales (IFRI).
Comment les Allemands vivent-ils cette poussée d’antisémitisme dans leur pays?
Hans Stark: Ils la vivent très mal pour plusieurs raisons. D’abord, parce que cela leur rappelle leur histoire, celle d’avant 1945. Ensuite, parce que le gouvernement allemand, que ce soit celui d’Olaf Scholz ou d’Angela Merkel auparavant, a eu cette phrase:
Ce qui veut dire un soutien très fort de l’Allemagne à Israël. A ce propos, l’abstention du gouvernement Scholz face à la dernière résolution de l’Assemblée générale de l'ONU demandant l’instauration d’un cessez-le-feu à Gaza, la France ayant voté pour, les Etats-Unis contre, a été sévèrement critiquée en Allemagne comme étant l’expression d’un manque de solidarité à l’égard de l’Etat d’Israël.
Qui, en Allemagne, a critiqué cette abstention du gouvernement Scholz?
Le Parti libéral, le FDP, membres du gouvernement, et surtout la presse, que ce soit le Spiegel, la Frankfurter Allgemeine Zeitung ou Die Zeit.
La droite classique, que ce soit le FDP ou la démocratie-chrétienne CDU, est nettement pro-israélienne. Dans l’autre bord, le SPD et les Verts, tous deux au gouvernement, sont plus prudents dans leurs prises de position.
Pourquoi?
Parce qu’il y a au sein du SPD comme des Verts, une aile clairement marquée à gauche, plutôt jeune et plutôt issue des milieux universitaires. Cette gauche du SPD et des Verts met en avant la situation humanitaire, le drame non seulement vécu par les Israéliens, mais aussi par les Palestiniens. Elle prône une action plus mesurée d’Israël, qui fasse moins de dégâts sur le plan humanitaire. Sur la lutte à mener contre l'antisémitisme et ses diverses déclinaisons, islamiste, d'extrême gauche ou d'extrême droite, sur le droit humanitaire qui doit être respecté par Israël à Gaza, citons le discours remarqué du vice-chancelier Robert Habeck, diffusé le 1er novembre sur les réseaux sociaux. Le fait que ce dernier soit écologiste ajoute à la force du propos.
Le discours essentiel du vice-chancelier 🇩🇪 Robert Habeck, ici sous-titré.
— Marion Van Renterghem (@MarionVanR) November 3, 2023
Son adresse à l’antisémitisme d’extrême gauche qui confond un projet d’extermination des juifs avec un acte de “résistance”.
Son appel au respect du droit humanitaire à Gaza.pic.twitter.com/FvFSjRbRZJ
Quelles sont les positions respectives du parti identitaire AfD et de Die Linke, le parti de gauche issu de l’ancien parti communiste est-allemand, sur le conflit entre Israël et le Hamas?
La position de Die Linke, qui représente l'extrême gauche en Allemagne, environ 5% des voix à l'échelle du pays, est comparable à celle, propalestinienne et anti-israélienne, de La France insoumise, sauf qu’elle est exprimée de façon moins manifeste et moins ostentatoire. Parce que, même Die Linke, étant donné l’histoire de l'Allemagne, ne peut pas s’afficher comme anti-israélienne. L’AfD, elle, joue sur plusieurs tableaux à la fois. Elle est d’abord un parti antimusulman. A ce titre, elle prend la défense d’Israël, comme en France l’extrême droite regroupée autour d’Eric Zemmour. En même temps, il y a dans l’AfD un antisémitisme plus classique qui, lui, renvoie à l’histoire de l’Allemagne d’avant 1945, qu’on trouve dans l’extrême droite allemande la plus dure.
Y a-t-il dans l’AfD cette idée que l’Allemagne ne doit plus ressasser sa culpabilité post-nazie?
Le massacre du 7 octobre en Israël, avec sa dimension de pogrom, a-t-il créé un choc particulier en Allemagne?
Oui, le choc a été énorme, en raison de la brutalité de cette tuerie de masse. Des bébés décapités, des civils massacrés dans leur sommeil, des femmes si violemment violées qu’elles ont eu le bassin brisé. Autant de scènes insoutenables.
Etant donné le passé nazi de l’Allemagne, certains ont-ils fait un rapprochement avec les Einsatzgruppen, les unités mobiles d’extermination du Troisième Reich?
A ma connaissance, non, c’est plutôt avec Daech que la comparaison a été faite.
En seulement trois semaines, depuis le 7 octobre, 1800 délits antisémites ont été recensés en Allemagne, soit davantage que pour toute l'année 2018, où l'on en avait dénombré 1600. De quels actes antisémites s'agit-il?
Ce sont des tags, des propos haineux dans des manifestations, des cocktails Molotov lancés contre la porte d'une synagogue à Berlin, des bousculades dans les écoles, des intimidations visant des hommes portant la kippa dans la rue. Le 7 octobre, la police de Berlin a fait état d'une distribution de friandises dans le quartier de Neukölln, pour célébrer les attaques du Hamas contre Israël.
De qui ces actes sont-ils le fait?
Principalement d'une partie de la jeunesse immigrée, qui n’assume en rien le poids historique de l’Allemagne face à la Shoah et qui défend la position palestinienne.
Laquelle s’accompagne de brimades en Cisjordanie, envers les Palestiniens en général. Il y a une forte immigration arabe dans les très grandes villes allemandes, notamment à Berlin. Elle réagit comme la «rue arabe» ailleurs dans le monde. Il y a aussi une importante population immigrée turque, à l’écoute du président Erdogan, qui a eu des déclarations extrêmement fortes, pro-Hamas, anti-Israël et anti-Occident lors d’un gigantesque rassemblement, samedi dernier, à Istanbul.
Cette partie de la jeunesse immigrée présente en Allemagne, développant ces jours-ci un antisémitisme, prend-elle les juifs pour la continuité d’Israël en Europe?
Oui, d’une certaine façon, cela en rapport avec le conflit israélo-palestinien. Sauf que se manifeste là aussi une autre forme d’antisémitisme.
Y a-t-il en Allemagne, comme en France, chez certains immigrés ou descendants d’immigrés de confession musulmane, le sentiment que les juifs sont les «chouchous», les «petits protégés» de l’Etat?
Il y a sur les réseaux sociaux des théories qui circulent sur le fait que les juifs sont des «chouchous», mais pas forcément de l’Etat. C’est une différence par rapport à la France, où les juifs sont enracinés dans la société depuis relativement longtemps, si l’on pense aux rapatriements et à la venue de nombreux juifs en France à la fin de l’Algérie française, en 1962. Ils ont eu 60 ans pour prendre la place qui est la leur dans la société française. L’immigration juive en Allemagne – environs 250 000 personnes, certaines renouant avec leurs racines germaniques – est beaucoup plus récente. Ce qui fait que la réussite sociale, lorsqu’elle est avérée, est moins prononcée en Allemagne qu’en France.
Assiste-t-on ces jours-ci en Allemagne à l’expression d’un antisémitisme proprement allemand?
D’une manière générale, guerre à Gaza ou pas, l’extrême droite allemande la plus dure entretient un discours antisémite dans ses publications, sur les réseaux sociaux et parfois dans des manifestations. C’est un antisémitisme qui se situe dans la continuité de l’entre-deux-guerres. C’est un antisémitisme, heureusement, très marginal.
Pensez-vous que le lien très fort qui unit l’Allemagne à Israël en raison de la Shoah va peu à peu se distendre?
Cela s’observe déjà un peu aujourd’hui, notamment à travers l’abstention allemande, lors de l’adoption de la dernière résolution de l’ONU en faveur d’un cessez-le-feu. Une abstention et non pas un «non». Pourquoi? Parce que l’Allemagne a aussi des intérêts dans le monde musulman. Dans des pays qui sont des fournisseurs de gaz, dont l’Allemagne a plus que jamais besoin, que ce soit le Qatar, l’Azerbaïdjan ou le Nigéria à majorité musulmane. Olaf Scholz s’est rendu au Nigéria cette semaine.
La coopération militaire entre l’Allemagne et Israël n’en est pas moins très poussée…
L’Allemagne, étant solidaire d’Israël, a envoyé une frégate en Méditerranée à la suite du 7 octobre. Israël, de son côté, est un important fournisseur d’armement à l’Allemagne, dans le secteur de la défense aérienne. Pour faire face à la menace russe, l’Allemagne veut mettre en place une défense antibalistique dans le cadre de l’European Sky Shield Initiative (réd: une initiative à laquelle la Suisse entend s’associer).
Il y a aussi toute la technologie des drones développée par les Israéliens. Par les Turcs aussi. Mais l’Allemagne a peut-être plus envie de s’approvisionner chez les Israéliens que chez les Turcs.