La mort de Nahel, tué par un policier, suivie d'émeutes de grande intensité: comment vivez-vous ces moments tragiques?
Cela fait plusieurs années que je suis pessimiste sur la société française. Je vois la montée de l’extrême droite et j’avais sous-estimé le nombre de personnes qui collaborent avec elle. A la base, il y a la disparition tragique d’un gamin, Nahel. Ce qui change par rapport à la disparition d’autres gamins, en 2005 à Clichy-sous-Bois (Zyed et Bouna), en 2007 à Villiers-le Bel (Mouhsin et Laramy), des drames impliquant la police déclencheurs d’émeutes, c’est le renversement de l’opinion publique en quelques jours à peine. Une opinion anti-Arabes et Anti-Noirs.
On n’est plus capable de considérer les Arabes et les Noirs comme des Français, ce qui fait de la mort de Nahel une «mort acceptable». C’est le message le plus dangereux de la séquence qu’on vient de traverser.
Pourquoi dites-vous «mort acceptable»?
Quand la première chose qu’on se demande, c’est si Nahel avait un casier judiciaire ou pas, c’est qu’il y a un problème. Un gamin de 17 ans est abattu froidement et c’est la question qu’on se pose en priorité? Non, ce n’est pas possible. Cela veut bien dire que la mort d’un jeune Arabe de quartier importe assez peu aux yeux de certains.
Sur un autre plan, la gauche bobo s’emploie à gentrifier les quartiers en se substituant au narratif des concernés et ce n’est pas une bonne chose. La situation a empiré depuis les attentats de 2015, les gens des quartiers ont été criminalisés: au mieux, ils sont suspects, au pire, ils sont djihadistes. Quand vous donnez toutes sortes d’intitulés aux gens des quartiers, eh bien, il arrive ce qu’il se passe aujourd’hui.
Quel intitulé leur donnez-vous?
Ils sont français, tout simplement.
Tous ne sont pas à l’aise dans leur identité de Français. Il y a les «nique la France» de certains. Disons que le rapport à la France est parfois compliqué.
J’entends aussi «nique la France» parfois. Ce sont les mots de l’ignorance, de la bêtise et de la provocation de personnes en quête de reconnaissance. Mais bon, les gens de mon âge, j’ai 41 ans, ne vont pas évoquer une situation aussi importante que celles des quartiers à partir d’un tweet «nique la France» posté par un gamin. Ça, c’est un problème d’éducation. Il faut responsabiliser les gens qui tiennent ces propos. Le problème, avec le journalisme des chaînes d’info en continu, c’est l’effet loupe. Cela ne permet pas d’effectuer un travail de fond. Je combats l’idée qu’un fait isolé devienne un fait majeur, qui veut qu’à chaque fois qu’un Arabe ou un Noir fait quelque chose de malvenu ou de dangereux, ce sont tous les Arabes ou tous les Noirs qui doivent en répondre. Ce n’est pas normal. On ne traite pas ainsi les Blancs.
Là, on parle d’émeutes ayant suivi la mort d’un jeune homme en proche banlieue parisienne.
Tout dépend du narrateur. Si la presse, depuis le 27 juin, date de la mort de Nahel, avait posé des questions beaucoup plus larges, si elle ne s’était pas focalisée sur le casier judiciaire de Nahel, je ne suis pas sûr qu’il y aurait eu autant d’émeutes. C’est peut-être aussi ça, la vérité.
On ne peut pas parler que d’une crise médiatique. Il y a des réalités profondément ancrées.
Oui, le manque de reconnaissance. Les émeutes de 2005 témoignaient d’un besoin de reconnaissance. Dix-huit ans plus tard, ce besoin est toujours là. Cela veut dire qu’on n’a pas tiré tous les enseignements de 2005 et 2007. Le cynisme et le fatalisme se sont invités dans nos vies.
Mais l’Etat a investi beaucoup d’argent dans les banlieues, le bâti, les transports, les équipements en tout genre…
Oui, physiquement, les banlieues, pas toutes encore, mais beaucoup d’entre elles, ont changé. Les appartements insalubres ont été rénovés, etc. Cette transformation a été majeure. Mais après cela, la reconnaissance des gens a fait défaut.
Comment voulez-vous refaire ce qui semble toujours devoir se défaire?
La France s’est construite dans un déni historique. C’est un pays qui a beaucoup de qualités, mais qui a un défaut. Un défaut majeur, avec des conséquences: il n’a jamais voulu regarder son histoire dans les yeux. Il plébiscite les résistants de la Seconde Guerre mondiale et c’est très bien parce que ça fait partie de notre histoire, mais les gens qui nous ressemblent, ils ne sont pas nés en France, façon de parler, bien sûr. Il y a un jargon qui ne convient pas à la France, c’est celui de l’ethnie. Alors qu’en Angleterre, on parle d’ethnicity sans difficulté particulière. En France, le schéma républicain, mine de rien, broie les identités. La République se positionne toujours par rapport aux communautés. Ce n’est pas désagréable en soi. Seulement, la France ne veut pas reconnaître qu’elle n’arrive pas à intégrer convenablement.
Le modèle républicain est inopérant?
Je ne dis pas ça. Je n’ai rien contre la République, c’est seulement que j’aimerais en faire partie. La vraie interrogation, c’est pourquoi des gens n’acceptent pas qu’un enfant né en France d’une mère femme de ménage et d’un père chauffeur de taxi de nationalité marocaine soit reconnu comme français.
Mais les jeunes nés en France sont reconnus comme français, non?
Techniquement, oui. Mais moins ou très peu en termes symboliques et affectifs.
Comment expliquer qu’un homme qui s’attaque à des bébés avec un couteau soit maîtrisable, je fais référence à Annecy, mais qu’un gamin de 17 ans non armé meure d’une balle dans la poitrine tirée par un policier? Je veux comprendre, chez les policiers qui agissent mal, quel est psychologiquement le mécanisme qui les font passer à l’acte. Maintenant, si, en plus, on leur fait des cagnottes qui les rendent millionnaires en quatre jours, ils deviennent plus riches que Mbappé en un même laps de temps.
Y a-t-il encore quelque chose de négociable en faveur des banlieues? Les Français non arabes et non noirs sont-ils prêts à consentir d’autres efforts, sachant qu’ils auront peut-être l’impression d’en faire déjà suffisamment?
Vous pouvez dire Français blancs. C’est assez curieux qu’on dise assez facilement Noirs et Arabes, mais qu’on butte devant le mot Blanc.
Pendant longtemps, en France, on ne disait pas Noirs et Arabes.
Permettez-moi de revenir à cette notion d’efforts qu’une majorité n’est peut-être plus disposée à faire en faveur des banlieues.
Le journalisme est une histoire d’angle. La vie est une histoire d’angle. La manière dont on appréhende les choses entraîne des conséquences. En 2005, on a affaire à des émeutes pivot. A cette époque, il y avait un mal-être physique, infrastructurel. Qui est au pouvoir à l’époque? La droite. Mais le président Jacques Chirac, qui vient d’une droite sociale, comprend qu’il faut faire quelque chose pour réduire la fracture. De là, les plans de rénovation urbaine. Lors des émeutes de 2007, c’est Nicolas Sarkozy qui est à l’Elysée et c’est déjà une autre histoire. Il instaure l’idée selon laquelle il y a des Français bien et des Français pas bien. Il crée un ministère de l’immigration et de l’identité nationale.
Un coup de poing pour la deuxième génération de l’immigration, dont vous faites partie?
Disons que la question a été un fiasco dans la manière dont elle a été posée. Mais en soi, elle était et reste intéressante. Qu’est-ce que l’identité française? Allons plus loin: pourquoi ne pas penser en termes de francophonie? Aujourd’hui, le monde n’est plus réparti par pays, mais par blocs: anglophone, francophone, hispanophone, sinophone, etc. Ces blocs parfois s’interpénètrent. Aux Etats-Unis, les hispanophones sont la première communauté linguistique après les anglophones. On ne parle pas de grand remplacement aux Etats-Unis, mais les Américains, première puissance mondiale, sont en train de se faire grand remplacer bien plus que les Français.
Vous voulez dire que les Français sont plus homogènes que les Américains?
D’une certaine façon, oui. Le discours républicain, malgré ses faiblesses, créé du lien au-delà des appartenances communautaires de fait. Nos familles viennent d’un bloc culturel différent, mais au final, les réussites sont là. On est devenu des Français de classe moyenne, comme tout le monde ou presque.
Marine Le Pen n’est pas très loin du pouvoir. Il se pourrait qu’elle soit élue présidente de la République dans quatre ans. Qu’en pensez-vous?
Moi je suis un enfant de la génération Chirac. Bien sûr, il avait parlé du bruit et de l’odeur, dans une allusion aux Arabes et aux Noirs, mais c’est lui aussi qui avait dit que tout rapprochement avec l’extrême droite devait être exclu. Quant à Emmanuel Macron, il sera le président du rassemblement de tous les Français, ou alors, il sera celui qui a échoué à surmonter la fracture raciale.
Et Jean-Luc Mélenchon?
Je crains qu’il ne soit pour le coup l’homme de la fracture en entretenant les divisions entre Français. Tout cela est une question vitale de paix civile en France et personne ne tirera bénéfice du chaos, sinon l’extrême droite.