Les sociologues ont-ils encore quelque chose à nous apprendre sur les dysfonctionnements des sociétés occidentales? Sur les dernières émeutes françaises, par exemple? Lorsqu'ils prennent la parole, ne nous disent-ils pas des choses que nous savons déjà? Dont nous nous doutons bien? En outre, ne sont-ils pas porteurs de biais idéologiques orientant la réflexion?
Ne tournons pas autour du pot: la sociologie, réputée de gauche et comme équipée d’une seule focale, celle qui envisage le monde en rapports de domination de classe, de genre et de race, est-elle armée pour rendre compte des réalités humaines dans toutes leurs dimensions, y compris celles qui risquent de «stigmatiser»?
N’ignorant rien de ce qui précède, mais préférant n’en rien dire, les «médias», pour parler globalement, auront tendance à s'abriter derrière la parole autorisée et souvent engagée du sociologue, de manière à ne pas mener eux-mêmes un questionnement qui pourrait les confronter à des aspects sensibles ou dérangeants. Comme si ce que le sociologue a tu ou écarté promptement d'une moue entendue ne méritait pas qu'on s'y arrête.
C’est à croire, parfois, en se fiant au seul prisme dominants-dominés, que ces derniers, les dominés, sont dépourvus d’idéologie. Ou que celle-ci, lorsqu’elle est porteuse d'éléments désagréables, n’est qu’un moyen de défense face aux dominants. A cette aune, l’antisémitisme, chez certains musulmans, notamment dans les quartiers populaires, serait «à titre réactif, là où l’islamophobie est à titre principal», affirmait un sociologue français en 2015, peu après l’attentat contre la rédaction de Charlie hebdo. Il se croyait malin.
C’est une constante: plus certains faits sont accablants pour leurs auteurs, plus il convient de les dédouaner de leur responsabilité, dès lors qu’ils appartiennent au camp des dominés, la faute originelle de leurs actes incombant structurellement à ceux qui en sont les victimes directes. Ce type de sophisme participe d'une doctrine politique selon laquelle la fin justifie les moyens. On sait à quelles extrémités un tel raisonnement a mené dans le passé.
Est-ce à dire, pour en revenir à l’actualité des émeutes, qu’il n’y a pas de racisme dans la police, comme en attesteraient d'incessants contrôles au faciès en tout lieu? Il y en a, les témoignages ne manquent pas à ce sujet.
Sauf que cette sociologie de gauche, qui s'oppose à la sociologie libérale, davantage axée, elle, sur la responsabilité des individus, en en restant à son partage du monde entre dominants et dominés, entre progressistes et réactionnaires, ne s'interroge pas sur les causes proprement historiques d'un phénomène récurrent comme les émeutes, des causes non réductibles à un schéma de domination.
De même, en abusant de la notion de capital social, qui excuserait presque les pillards au motif qu’ils en seraient privés, ne ferme-t-on pas les yeux sur des situations qui ne peuvent pourtant pas être traitées sous ce seul angle? La gauche, qui a le bonheur de l'humanité en point de mire, devrait être en première ligne pour réclamer des limites à l'usage des appareils numériques. On ne l'entend pas beaucoup là-dessus, et les sociologues des violences urbaines accusent Emmanuel Macron de faire diversion en soulevant ce problème, un parmi d'autres. Peut-être s'agit-il à nouveau de ne pas culpabiliser (ou se mettre à dos) une jeunesse qui n'aurait que ça pour exister un peu.
Il faut prendre en compte des facteurs culturels et historiques, non pour en faire des déterminismes indépassables, mais, au contraire, pour les considérer comme des variables structurantes, dont nul n’est cependant esclave. Mais il faut pour cela – la nouvelle gauche antiraciste comme la droite identitaire sont ici fautives – ne pas enfermer les individus dans leur «culture d’origine» ou «religion», l’islam pour ne pas le nommer. Un cadre doit être posé.
En cherchant à «déconstruire» la société d'accueil pour ne pas offenser les nouveaux arrivants, on crée des «communautarismes apatrides» comme on sème le ressentiment chez les «indigènes», qui ne sont pas d’accord de voir disparaître leurs repères. Pour garder la conscience tranquille, on pourra toujours dire que les indigènes, c'est-à-dire les Blancs, sont racistes, mais l’attitude la plus responsable, face à l’Histoire, surtout lorsqu’on est instruit des horreurs qu’elle a produites, est de tout faire pour ne pas agiter les passions destructrices. A plus forte raison lorsque des pays du Sud, de ce «Sud dominé», parfois sur une ligne prorusse qui nous paraît étonnante, semblent se détourner de l’idéal de la démocratie libérale, pour des formes de gouvernement qualifiées en Occident d’illibérales.
Alors, que savons-nous des émeutes françaises? Tout et pas grand-chose. La sociologie a en principe son utilité dans la compréhension de ce qui s’est passé: qui sont les «émeutiers»? Qu’est-ce qui les motive? Quel est l'état de la police? Si les sociologues nous ont paru moins présents dans les médias que lors des émeutes urbaines de 2005, au point que le dessinateur Chappatte les avait à l'époque un brin charriés, c’est peut-être parce que, dans les moments que la France traverse, assurément plus explosifs qu'il y a 18 ans, le temps de la sociologie est en passe d’être révolu. Elle n'aura pas beaucoup plaidé pour sa cause, mais sa disparition serait comme la mer se retirant avant le tsunami.