Votre école porte un nom plutôt martial. Formez-vous des espions et des agents secrets?
Christian Harbulot: Pas seulement. L'école se dédie de manière générale à la recherche d'informations par les acteurs de l'épreuve de force économique mondiale. Mais il est vrai que depuis septembre dernier, nous proposons pour la première fois un diplôme en matière de renseignement et d'intelligence économique.
Est-ce que cela s'est fait sous l'influence de la guerre d'Ukraine, qui durait alors déjà depuis six mois?
En partie, car cette guerre montre la nécessité d'une approche globale — pas seulement militaire, mais aussi avec des questions liées à la gestion de l'open source, à la collecte d'informations ou à la communication.
Les Ukrainiens reçoivent de précieuses informations de la part des services de renseignement américains et britanniques. Cela peut-il être déterminant pour la guerre?
Dans la première phase de la guerre, cette avance a été très utile aux Ukrainiens: elle leur a permis de déjouer l'attaque éclair russe sur Kiev.
Même si les Russes ont agi en dilettante au début, ils ont prouvé dans l'histoire qu'ils étaient capables d'apprendre de leurs erreurs alors que la guerre était encore en cours. C'est ce qu'ils ont fait lors de la guerre russo-japonaise de 1904 ou encore lors de la Seconde Guerre mondiale.
En matière de désinformation et de propagande, les Russes ont également une solide tradition.
Poutine mène une guerre hybride — militaire contre l'Ukraine, propagandiste contre l'Occident. Actuellement, Moscou suggère par tous les moyens que les Américains profitent de la guerre sur le plan économique et que l'Europe en revanche s'en trouve affaiblie. C'est censé diviser l'Occident. Et manifestement, l'Occident ne trouve pas de réponse. Même sur les crimes de guerre russes, le monde démocratique ne lance pas de campagne d'information durable et internationale. Pourtant, ces actes sont prouvés et documentés.
Car au final, ces méfaits deviennent un non-événement pour de nombreux citoyens de la Terre, ou du moins sont remis en question. Cela ne profite qu'aux intérêts russes.
Aujourd'hui, en Afrique, en Amérique du Sud ou en Asie, on brandit des drapeaux poutiniens.
C'est aussi l'erreur des Américains. Leurs médias, leurs services d'information et leurs faiseurs d'opinion se limitent à l'aspect militaire en Ukraine. Là où ils sont directement attaqués par la désinformation russe, ils ne contre-attaquent pas assez.
Dans la région du Sahel aussi, l'opinion publique se tourne vers la Russie, même vers ses mercenaires wagnériens. Paris ne peut-elle rien faire?
Je doute que nos chefs d'armée aient compris ce que signifie mener une guerre hybride. La plupart des états-majors des pays occidentaux se limitent à leurs tâches militaires classiques. Ils ne maîtrisent pas la contre-propagande ou les cyberattaques. La France perd ainsi des pays comme le Mali, le Burkina Faso. Cela est grave.
La France a tout de même fermé des chaînes de télévision russes comme Russia Today (RT) ou Sputnik.
Ces interdictions ont surtout eu pour conséquence que la désinformation russe s'est encore plus déplacée vers les médias sociaux. Personne ou presque ne s'y oppose. A Paris, la doctrine désastreuse selon laquelle une guerre d'information et de propagande ne peut être que défensive prévaut. Or, on ne peut gagner de tels engagements que s'ils sont menés de manière offensive.
Le dynamitage du gazoduc Nord Stream 2 a fait couler beaucoup d'encre en Occident, tout comme en Russie. Comment évaluez-vous cet incident?
C'est doublement intéressant — en ce qui concerne les conséquences et la paternité. Elle n'est toujours pas connue, même s'il est facile de désigner ceux qui en profitent et ceux qui en souffrent.
Comme par exemple ?
Les Allemands et les Russes ont certainement été désavantagés par ce sabotage. Il semble tout aussi logique que les Américains en tirent plutôt profit.
Les services secrets allemands n'étaient-ils pas aveugles au fait que Moscou utilisait finalement les livraisons d'énergie comme une arme?
Je parlerais moins d'aveuglement que d'opportunisme. Pendant des années, l'économie allemande a profité de prix du gaz très intéressants. En revanche, à Berlin, on a fermé les yeux sur les aspects géopolitiques, notamment sur le rapport de force entre Russes et Allemands.
L'économie russe souffre-t-elle de la pression occidentale et des sanctions?
C'est une question centrale. En achetant moins de gaz russe, l'Occident affaiblit sans aucun doute le régime de Poutine. Mais Moscou trouve de nouveaux acheteurs en Asie, ce qui réduit la pression occidentale.
Même sous Poutine. Il a réformé de fond en comble l'armée et le secteur de l'armement de son pays. Pour l'école américaine, la Russie est une nation industrielle délabrée avec un faible produit intérieur brut. Mais ce n'est qu'une demi-vérité dans cette guerre. Le complexe militaro-industriel reste solide. Et ce, notamment grâce à des années d'espionnage, voire de pillage des technologies occidentales.
De pillage, dites-vous?
Oui, bien sûr. En Occident, on ne se rend pas assez compte de l'ampleur de cet espionnage industriel, qui a été et restera probablement toujours aussi important. A Paris, on ne s'est réveillé qu'une seule fois, lorsque les services secrets français DST ont démasqué un agent soviétique dans l'affaire dite Farewell et trouvé chez lui des dizaines de milliers de documents sensibles.
Qu'en est-il aujourd'hui des services secrets russes, l'ancien employeur de Poutine?
Le service de renseignement intérieur, aujourd'hui FSB, est aussi actif et offensif que le KGB autrefois, surtout dans le domaine de la police politique. Le service de renseignement extérieur SVR évolue lui aussi dans le sillage du KGB.
Les sanctions peuvent-elles avoir une influence sur le déroulement de la guerre?
Tant que nous nous situons au niveau d'une guerre classique, ces sanctions ne servent pas à grand-chose. Il en irait autrement si des technologies de pointe devaient être utilisées, par exemple dans le domaine des missiles. L'armée russe a des lacunes dans ce domaine. Mais pour l'instant, c'est plutôt la masse qui compte. Les Russes mobilisent des soldats et du vieux matériel, en acceptant des pertes énormes. Les sanctions ne peuvent pas empêcher cela.
Que devrait faire l'Occident?
Tout d'abord, les Européens doivent se concerter en interne et se mettre d'accord sur des solutions créatives. Pour cela, ils devraient faire preuve de beaucoup de flexibilité et d'agilité. Je crains que des instances lourdes comme l'Otan ou la concertation franco-allemande ne soient d'aucun secours. Elles pensent de manière trop traditionnelle et n'ont pas compris l'importance de la communication.
Un peu plus concrètement: l'Occident devrait-il former une armée de hackers pour la cyberguerre?
Je ne veux pas m'étendre sur les méthodes, nos amis russes écoutent ou lisent ce qui se dit. Mais ce que je peux dire, c'est que nous avons besoin de personnes en Allemagne, en France ou en Italie qui soient prêtes à «penser» une guerre hybride. Ce ne sont pas forcément des Américains ou des Britanniques; ils n'ont pas les mêmes objectifs ni les mêmes intérêts.
Que dit-on dans votre branche au sujet du ballon espion chinois?
C'est d'abord une question politique. Les Américains ne pouvaient pas bien laisser cet appareil continuer à voler, cela aurait été un signe de faiblesse. Les Chinois voulaient peut-être tester la réaction américaine. La communication de Pékin n'a toutefois pas été très convaincante.