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Ukraine: «Xi a fixé des lignes rouges à Poutine»

Xi Jinping
A quoi joue Xi Jinping? Veut-il arrêter la guerre en Ukraine, ou envahir Taïwan? Les réponses de John Delury. Image: watson
Interview

Armes nucléaires: «Xi a fixé des lignes rouges à Poutine»

La Chine se trouve confrontée à de très nombreux enjeux: la rivalité économique avec les Etats-Unis, l'attitude à adopter vis-à-vis de Poutine, de la guerre en Ukraine et de Taïwan. Nous en avons parlé avec un spécialiste.
21.04.2024, 06:56
Fabian Hock / ch media
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John Delury travaille à l'université Yonsei de Séoul, en Corée du Sud. Ses appréciations sur la Chine et la Corée du Nord sont régulièrement publiées dans le New York Times, le Washington Post et d'autres médias de référence. Nous l'avons rencontré lors de son passage en Suisse à l'occasion d'une manifestation de l'Asia Society Switzerland. L'occasion de le questionner sur les nombreux enjeux autour de la Chine et de ses liens avec la guerre en Ukraine, la Corée du Nord, Taïwan, Donald Trump et la Suisse. Entretien.

Cet été, la Suisse sera l'hôte d'une conférence de paix sur l'Ukraine et veut convaincre la Chine d'y participer. Cette dernière est considérée comme l'une des rares à pouvoir exercer une influence sur Moscou. Quels bénéfices aurait-elle à en tirer?
John Delury: Si la Russie ne condamne pas la conférence, on pourra tout à fait s'attendre à une participation de la Chine, car elle veut siéger à la table de la diplomatie globale.

«Ce serait l'occasion de montrer au monde qu'elle veut vraiment participer à trouver une solution»

Quelles sont les intentions réelles de la Chine dans le conflit russo-ukrainien?
Je pense qu'aux yeux de Xi, il n'est pas dans l'intérêt de la Chine que cette guerre se poursuive. Certains estiment que Pékin tire profit de la situation, mais, personnellement, je ne le pense pas. Ce genre de déstabilisation, de désordre mondial et de dommages économiques ne sont pas les conditions que la Chine souhaite.

Mais la guerre affaiblit l'Occident et les Etats-Unis.
Oui, c'est le cas. La guerre nuit à l'Occident, mais elle affecte également la Russie. Les deux parties en sortent affaiblies et cela, sur le plan géopolitique, sert les intérêts de la Chine. Cette dernière n'est pas amie avec les Etats-Unis ni avec la Russie.

«Bien que la Chine ne souhaitait pas que la guerre commence ou se poursuive, elle n'est pas non plus pressée d'y mettre fin»
Xi Jinping et Poutine.
Xi Jinping et Poutine sont très liés. Jusqu'à quel point?Image: AP AFP POOL

Xi Jinping et Vladimir Poutine sont très liés. Qu'est-ce que le président chinois attend-il de Poutine?
Qu'il ne franchisse pas les lignes rouges qu'il a délimitées. Comme le fait de recourir aux armes nucléaires.

Devons-nous craindre que la Chine se range ouvertement du côté de Poutine à un moment donné?
Il y a eu des périodes où les Etats-Unis ont tiré la sonnette d'alarme lorsqu'il y avait de sérieuses craintes que la Chine soutienne militairement la Russie. Mais jusqu'à présent, cela n'est jamais arrivé.

«Je ne m'attends pas à ce qu'un tel scénario se produise»

La Chine ne veut pas jouer au «mauvais flic» et remettre Poutine à l'ordre, mais elle ne veut pas non plus détruire sa réputation en Occident. Jusqu'à présent, le pays a montré qu'il ne voulait pas se ranger d'un côté ou d'un autre. Et pour l'instant, il y parvient.

Kim Jong-un s'implique également dans la guerre en Ukraine en fournissant des munitions à l'armée russe. A quel point la Corée du Nord peut-elle se le permettre?
Les spécialistes du pays se disputent à ce sujet. Nous aurions certainement besoin de plus d'informations sur le fonctionnement interne du régime nord-coréen pour pouvoir certifier quoi que ce soit. Mais jusqu'à présent, l'aide apportée à la Russie semble plutôt marginale. Il s'agit plutôt d'un soutien symbolique. Mais les liens entre la Russie et la Corée du Nord pourraient encore se resserrer.

«Contrairement à la Chine, il est tout à fait possible que Kim aille encore plus loin dans sa démarche»

C'est-à-dire?
Pour le moment, Kim serait davantage susceptible de lancer un conflit armé sur la péninsule coréenne. Sans doute pas dans l'ordre de grandeur de Poutine en Ukraine, ce ne serait pas une invasion de la Corée du Sud. Mais tout de même, la guerre est une issue probable. Cela demanderait massivement l'attention et les ressources de l'Occident, qui sont déjà mises à mal avec la situation à Gaza.

Certains observateurs craignent que la Corée du Nord n'aille dans cette direction, car Kim a abandonné tout espoir de négociations avec les Etats-Unis, ainsi que ses relations avec la Corée du Sud. La seule chose qui resterait serait le conflit. Ce serait dans l'intérêt de Poutine.

Quel est le danger réel du programme nucléaire de la Corée du Nord?
Il est extrêmement dangereux. Kim peut compter sur un arsenal nucléaire robuste. Selon une estimation, il disposerait d'environ 50 armes atomiques. Ses missiles de croisière et ses missiles balistiques peuvent frapper une variété de cibles importante, dans la région jusqu'au continent américain.

«La Corée du Nord est un Etat doté d'armes nucléaires à part entière»

Y a-t-il encore une chance que la Corée du Nord se débarrasse de ces armes?
Le premier scénario envisageable est celui de la guerre. Le deuxième serait un effondrement soudain du système à la Gorbatchev, mais il n'y a actuellement aucun signe de cela.

«Un troisième serait des négociations, mais cela prendrait au moins dix, ou même vingt ans»

Lors des rencontres avec Donald Trump en 2018 et 2019, Kim a pris des engagements, et peu de choses ont été entreprises depuis pour les respecter. Les diplomates américains devraient envisager une toute nouvelle approche, avec un calendrier de plusieurs décennies. Trouver une solution en quelques mois est complètement irréaliste.

Vous êtes en poste à Séoul. Etes-vous inquiet?
Non. La seule fois où je me suis inquiété, c'est en 2017, avec tout ce qui s'est passé autour du «feu et la fureur» («fire and fury») de Trump. Il y avait déjà des signes que cela pouvait déraper. Nous n'en sommes pas là pour l'instant.

Revenons à la situation chinoise. On entend souvent dire qu'une victoire de Poutine en Ukraine pourrait motiver la Chine à envahir Taïwan. Qu'en pensez-vous?
Je ne suis absolument pas d'accord. C'est une vision assez eurocentrique de la Chine. La question de Taïwan est au cœur de l'histoire moderne de la Chine, c'est le grand problème non résolu. Ce qui est décisif, c'est ce que les dirigeants chinois en pensent, et ce que pense la population.

«Xi Jinping ne va pas soudainement ordonner une invasion et tuer en masse des gens à Taïwan si ce n'est pas dans son intérêt politique»

Du point de vue de la Chine continentale, les gens là-bas sont des Chinois, pas des Taïwanais. Pour les Chinois, l'Ukraine n'est pas suffisamment importante pour que les événements qui s'y déroulent aient une influence sur la question de savoir s'ils entament ou non une guerre avec Taïwan.

Pour Poutine, les Ukrainiens sont aussi des Russes, et il n'a aucun problème à en tuer des milliers. Pourquoi en serait-il autrement pour Xi Jinping?
On peut appeler les deux systèmes des dictatures, mais ils fonctionnent différemment. Celui de la Chine est moins personnalisé que celui de Poutine. Xi Jinping se dirige vers une dictature personnalisée, mais il n'y est pas encore arrivé. Son parti compte 100 millions de membres qui le suivent de très près. Mais Xi Jinping n'aurait pas le soutien de la population pour faire couler le sang dans une guerre avec Taïwan.

Devons-nous nous attendre à une invasion de Taïwan dans un avenir proche?
Il n'y a pas de preuves concrètes qui vont dans ce sens. Dernièrement, des militaires américains de haut rang ont mis en garde le Congrès à ce sujet et ont cité les discours de Xi Jinping comme preuve, par exemple que «la Chine devait réaliser de grandes choses d'ici 2047», et ils ont interprété cela comme des plans d'invasion de Taïwan. Mais cette rhétorique est loin d'être nouvelle.

«Il n'y a actuellement aucune campagne de propagande visant à préparer les gens à la guerre, ni aucun autre type de préparation au sein de la Chine qui pourrait faire craindre une attaque sur Taïwan»

Comment pensez-vous que la question de Taïwan sera résolue?
Il ne semble pas y avoir de solution dans un avenir proche. La situation actuelle n'est pas insoutenable, elle pourrait le rester encore un bon moment. Il n'y a pas la même pression ou la même possibilité sur le continent de régler la question de Taïwan que celle qui a eu lieu à Hong Kong. Du point de vue de Pékin, tout s'est très bien passé là-bas. Tragiquement, la Chine y a obtenu exactement ce qu'elle voulait, à savoir faire de Hong Kong une ville chinoise «normale» sans avoir recours à la violence.

Cela ne fonctionnerait pas à Taïwan?
Non. Taïwan est une île, armée, avec son propre gouvernement qui fonctionne. C'est une situation totalement différente de celle de Hong Kong, qui a certes bénéficié de libertés, mais qui faisait d'une certaine manière partie du système.

«Ce qui s'est passé avec Hong Kong serait pourtant le scénario idéal pour Pékin: transformer pacifiquement Taïwan en une province chinoise»

C'est la stratégie. Mais ce n'est pas du tout à l'ordre du jour à Taïwan. L'île n'aspire pas non plus à une indépendance totale. Ses habitants ne veulent pas non plus changer le statu quo. Car si Taïwan poussait à une indépendance totale, la ligne rouge serait franchie pour la Chine. C'est la raison pour laquelle ils ne le font pas.

Contrairement à Hong Kong, Taïwan dispose d'une armée et d'un gouvernement.
Contrairement à Hong Kong, Taïwan dispose d'une armée et d'un gouvernement.Keystone

Une élection présidentielle décisive se profile aux Etats-Unis. Pékin espère-t-elle un retour de Donald Trump?
Pas forcément. Il n'y a pas de préférence marquée pour l'un des deux candidats. Mais si la Chine pouvait choisir, je pense qu'elle élirait Trump.

Pourquoi?
Parce qu'il déstabilise les Etats-Unis, à la fois sur le plan intérieur et dans les relations internationales. Pour la Chine, ce n'est que du positif.

Pourtant, lors de son premier mandat, Trump a lancé une guerre commerciale avec la Chine.
C'est vrai. Mais je ne vois pas ce qu'il pourrait faire de plus pour nuire aux intérêts économiques de la Chine. Trump a adopté une ligne dure vis-à-vis du gouvernement chinois, Biden l'a poursuivie. Trump ne ferait sans doute que la perpétuer.

«Les Chinois ne voient pas de différence majeure entre les deux»

Et Kim Jong-un? Espère-t-il le «grand retour» de Trump?
Pour Kim, cela devrait faire une bien plus grande différence. Il espère sans doute que le retour de Trump signifiera le retour de la grande vie d'artiste. La prochaine étape logique serait que Kim invite Trump à Pyongyang. Je m'y suis rendu à plusieurs reprises et je peux très bien imaginer comment cela se passerait.

Comment, selon vous?
Comment? Les Nord-Coréens sont incroyables lorsqu'il s'agit de mise en scène. Il y aurait de superbes images par drone de Kim et Trump marchant sur la place Kim Il-sung, et Trump dirait: «J'adore ça, c'est génial». Un grand moment de téléréalité. Mais Kim a également appris au cours du mandat de Donald Trump qu'en réalité, celui-ci ne scelle justement pas l'accord. S'il s'effondre, Trump le laisse s'effondrer et se tourne simplement vers autre chose. Je ne pense pas que Kim Jong-un serait intéressé par l'avancement de négociations sérieuses avec Trump. Il jouerait plutôt avec la vanité de ce dernier pour obtenir l'une ou l'autre faveur.

Donald Trump et Kim Jong-un en 2019.
Donald Trump et Kim Jong-un en 2019.Keystone

Nous avons parlé de la manière dont la Chine souhaite jouer un rôle plus important dans la politique mondiale. Quel serait l'ordre mondial idéal pour Pékin?
Ce n'est pas si différent de ce qui se passe actuellement, sauf que la Chine aimerait être dans la position des Etats-Unis. Il y aurait toujours l'Onu et les institutions financières internationales. Pékin ne veut pas abolir le droit international. Les Etats-Unis parlent régulièrement de l'excellence de ces choses, mais refusent d'adhérer à la Cour pénale internationale ou à la Convention sur le droit de la mer. Ce serait une situation parfaite pour la Chine.

«Dans de nombreux domaines, la Chine est un élève des Etats-Unis»

Faut-il s'inquiéter pour la démocratie mondiale?
La Chine n'a pas de préférence particulière pour la démocratie libérale, elle ne la soutiendrait d'ailleurs pas activement. Mais elle ne lancerait pas non plus une guerre en son nom. Je ne pense pas qu'ils essaieraient de l'abolir en Occident. Les Etats-Unis et la Chine se disputeront la première place. Nous verrons beaucoup de conflits entre les deux pour le sommet.

La situation économique de la Chine n'est plus aussi prometteuse qu'il y a quelques années. Qu'est-ce qui freine le plus les Chinois?
D'une part, l'économie mondiale. La Chine a connu pendant longtemps un parcours exceptionnel qui n'arrivera pas deux fois. Les meilleurs économistes chinois ont prédit il y a 15 ans déjà qu'elle se stabiliserait à un niveau de croissance plus lent.

«Le pays a une population énorme, toujours beaucoup de pauvreté et une société vieillissante»

A quel point Xi Jinping tient-il les rênes?
Il est assis très confortablement sur son siège. Xi était très populaire lors de son premier mandat de cinq ans. Au cours du deuxième, les premiers vents contraires ont commencé à souffler et il a également commis certaines erreurs. Sa popularité a nettement chuté lorsqu'il a entamé son troisième mandat. Les manifestations contre les mesures pour lutter contre la pandémie de Covid-19 ont été d'une ampleur sans précédent depuis les manifestations étudiantes de 1989. Il tente aujourd'hui de rectifier le tir et de redorer son blason. Mais dans l'ensemble, tout va plutôt bien pour lui.

Quel chemin la Chine est-elle susceptible de prendre au cours des prochaines années?
Le prochain dilemme prévisible est celui de sa succession. Il a maintenant 70 ans. Les jeunes Chinois ont déjà fait part de leur mécontentement. Les experts s'attendent à ce qu'il veuille rester au pouvoir pendant encore deux mandats. Les gens en auront assez de lui. Et ils se demanderont ce qu'il y aura après.

«Au plus tard lors de son quatrième mandat, la pression sera forte. S'il tombe malade ou meurt, ce sera le chaos»

Aucune solution n'est en vue?
Non, pas du tout. Il a modifié les lois et enfreint les normes en vigueur afin de pouvoir rester au pouvoir. Et il n'a encore rien établi de nouveau. Personne ne sait ce qui se passera après lui.

Quelle est l'importance de la Suisse aux yeux de la Chine?
Le rôle de la Suisse, l'un des derniers pays neutres d'Europe, est important. Avec l'adhésion de la Finlande et de la Suède à l'Otan, ce rôle est encore plus déterminant. L'Europe est très déçue de la position de la Chine dans la guerre en Ukraine.

«Pékin peut désormais utiliser la Suisse pour se maintenir sur la scène internationale»

La tradition de neutralité que la Suisse maintient est soumise à une énorme pression. Mais de mon point de vue, elle a plus de valeur aujourd'hui et en aura encore plus à l'avenir. Il faut des espaces où les parties en conflit peuvent se parler dans un environnement pacifique. Il doit y avoir des endroits dans le monde où une telle chose est possible.

Plus d'images de véhicules russes détruits en Ukraine
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Plus d'images de véhicules russes détruits en Ukraine
Une partie d'un char russe endommagé dans le village de Mala Rohan, près de Kharkiv, en Ukraine, le 13 mai 2022.
source: sda / sergey kozlov
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Ce clip de propagande nord-coréen vaut tous les nanars du monde.
Video: watson
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