A l'heure où les premières accusations de «viols de guerre» commencent à émerger dans le cadre de la guerre en Ukraine, nous avons voulu savoir pourquoi ce crime a été utilisé de tout temps par les militaires contre l'ennemi. L'historien et chercheur au CNRS Fabrice Virgili nous a fourni des éléments de réponses.
D’abord, une question très factuelle: comment définit-on un «viol de guerre»?
Question compliquée! Un viol de guerre ne concerne pas la totalité des viols commis en période de guerre. En effet, tout viol commis en temps de guerre n’est pas forcément «de guerre», dans le sens où il n’a pas nécessairement de fonction dans le déroulement du conflit. En temps de guerre, vous obtenez un pouvoir supplémentaire donné par un uniforme, par les armes, par la domination d’une armée sur un territoire.
Ils le font tout en sachant que le viol est censé être puni par tous les codes militaires qui régissent la guerre depuis trois siècles. Contrairement au fait de tuer, qui est autorisé et encouragé sous certaines conditions en temps de guerre, le viol demeure constamment interdit. Logiquement, tout soldat qui commet un viol devrait être puni par ses propres autorités militaires.
Ce qui n’est plus ou moins jamais le cas, je suppose?
Non, le viol peut être puni au sein de ses propres troupes! Et ce, pour différentes raisons. Le viol n’entre pas toujours dans l’intérêt des autorités militaires, parce que cela perturbe la discipline ou les relations avec la population civile locale.
En 1944, par exemple, des soldats américains ont commis des viols en France ou en Angleterre. Dans ce cas, les Etats majors poursuivent, condamnent, parfois à mort, des soldats qui ont pu commettre de tels actes.
Dans quels cas avons-nous donc affaire à un «véritable» viol de guerre?
Parmi ces viols en temps de guerre, il existe trois cas de figure pour lesquels on peut vraiment parler de «viol de guerre». Dans ces cas-là, les Etats majors laissent faire, encouragent, voire ordonnent. Ces viols revêtent une dimension tactique, voire stratégique, en englobant la totalité de la population adversaire comme ennemie. Il y a une finalité de guerre. Je peux décliner rapidement trois exemples:
J'ajouterai encore deux autres aspects: d’abord, celui auquel on a assisté lors du génocide au Rwanda. Le génocide des Tutsis s’est accompagné de violences sexuelles en même temps que des assassinats. Or, il est évident que du moment où les gens sont assassinés, on porte moins attention au fait qu’une femme ait été de surcroît violée ou non avant. Pourtant, les violences sexuelles participent à cette volonté d’anéantissement.
Autre précision: dans le cas des viols en captivité, commis dans le cadre de la torture des interrogatoires, il ne s’agit pas d’une pulsion sadique supplémentaire du bourreau.
Alors finalement, le viol est une arme comme une autre?
Oui et non. Le viol est théoriquement interdit, à l’instar, par exemple, de l’arme chimique. Mais on finit quand même parfois par l’utiliser. Le fusil n’est pas interdit: on forme même les soldats à l’utiliser le mieux possible. En revanche, on n’entraîne pas les soldats à violer.
Il existe par contre tout un univers mental extrêmement misogyne, qui s’avère particulièrement prégnant dans les sociétés militaires. Les armées, dans la plupart des pays, sont des communautés où la virilité la plus exacerbée est privilégiée. Il y a énormément de métaphores sur le pistolet ou le fusil comme prolongement du sexe. Une vision très dominatrice, très dominante, de la femme est implantée dans la tête de nombreux soldats. Cela ne signifie pas que les armées vont toutes se comporter de cette manière. Il y a quand même un environnement qui encourage mentalement les pratiques de violence sexuelle, même si la loi l’interdit.
Justement, quand le viol est-il devenu un crime de guerre? Est-ce une juridiction récente?
On a tendance à croire que l’interdiction du viol est récente, mais elle date en fait de trois siècles! Elle s’est mise en place à partir du 16-17e siècle dans presque toutes les armées européennes, au moment de la «révolution militaire». A l’époque, on passe à une armée moderne, en faisant appel à des soldats permanents.
Petit à petit, la discipline devient une priorité pour l’organisation de l’armée. Le viol devient alors interdit, non pas pour protéger les femmes, mais pour que la discipline mise en place dans les armées reste constante. Evidemment, quand vous avez une armée quelque part qui se met à piller, violer, détruire des populations, cela peut compliquer l’organisation de son cantonnement. Ce qui est plus récent, par contre, c’est le fait que les juridictions internationales ont pris davantage le viol en compte. Dès 1943 sont mises en place, par les Alliés, des commissions d'enquêtes sur les crimes de guerre, dont les viols, afin qu’ils soient jugés à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui n’a finalement été que rarement le cas.
Pourquoi, malgré ces juridictions, les viols de guerre restent-ils un crime récurrent des conflits? Est-ce une fatalité?
Il existe de nombreuses conditions qui permettent au phénomène de se perpétuer. Le viol est présent dans beaucoup de conflits, mais avec des ampleurs très différentes. Il existe comme une «mythologie du viol» qui daterait de l’Antiquité.
Cette violence fut longtemps très inégalement perçue. Actuellement, les observateurs sont heureusement beaucoup plus attentifs au déroulement de telles violences. Je ne partage pas cette idée que le viol fait partie du «butin» des vainqueurs et qu’il s’agit donc d’une fatalité qu’on ne peut pas empêcher. Je suis convaincu qu’on peut l’éviter.
Quelles solutions envisager pour endiguer ce fléau?
Pour que lesEtats-majors soient convaincus qu’il convient d’empêcher les crimes sexuels commis par leurs soldats, il faut repenser l’environnement militaire dans lequel évoluent les soldats et en finir avec l’impunité. De plus, nous n’avons pas encore éradiqué la violence sexuelle dans les sociétés, même en période de paix. Le temps de guerre exacerbe cette possibilité. Il y a un travail juridique, mais aussi culturel, pour vraiment penser autrement les relations entre hommes et femmes, et abandonner cette conception d’une relation de domination absolue des hommes sur les femmes.