Lorsque Philippe Lazzarini apparaît, on ne peut qu'être impressionné par sa carrure, l'homme en impose, costume bleu foncé et chemise bleu marine, le chef de l'UNRWA n'a pas besoin de hausser la voix pour se faire entendre. «Je voulais vous remercier de m'avoir attendu, car j'ai plus d'une heure de retard», lance-t-il en guise d'introduction en direction des journalistes. Invité par le Club 44, centre de conférence de La Chaux-de-Fonds, il souhaitait «encore une fois», raconter la situation à Gaza et le rôle de l'agence onusienne. «Il est important d'expliquer ce qui se passe pour les Palestiniens et surtout pour les enfants», explique-t-il d'une voix grave.
Avant d'aborder la situation des civils à Gaza, nous ne pouvons passer outre la dernière actualité qui est l'émission de mandats d'arrêt par la CPI à l'encontre de Benjamin Netanyahou, de l'ancien ministre de la Défense Yoav Gallant et du chef militaire du Hamas Mohammed Deif, comment réagissez-vous à cette annonce?
Philippe Lazzarini: C'est une décision que l'on attendait depuis plusieurs mois, c'est une lueur d'espoir. Je l'ai toujours dit, depuis le début de cette guerre, le droit international n'a jamais été autant bafoué. La notion de proportionnalité n'a jamais été autant repoussée.
Les pays qui font partie du traité de Rome devront certainement en prendre acte et le respecter. C'est important de savoir que la plus haute Cour de justice au niveau mondial continue de fonctionner et peut encore prendre des décisions, malgré le contexte politique actuel. Cette décision doit être respectée.
Alors qu'à l'échelle judiciaire mondiale, la CPI émet des mandats d'arrêt, qu'en est-il de situation actuelle pour les habitants de Gaza?
La situation, aujourd'hui à Gaza, est postapocalyptique. C'est un monde où on a vu tous les possibles superlatifs en matière de souffrance humaine. Au-delà des bombardements brutaux et féroces, en moyenne, les gens se sont déplacés plus d'une dizaine de fois. La population est concentrée sur 10% du territoire. Il n'y a pas une journée sans une annonce de destruction d'abris et d'écoles.
Les gens luttent pour ne pas être tués sous les bombardements, pour ne pas mourir de maladies, pour ne pas mourir de faim. Il faut expliquer que cette faim a été créée de manière artificielle, c'est une volonté politique que d'affamer la population gazaouie. Gaza n'a jamais connu la faim auparavant. Aujourd'hui, vous avez plus de 20 000 enfants qui sont orphelins, sans compter ceux qui ont été tués et de tous ceux qui ont été handicapés. Les enfants qui ont survécu sont profondément traumatisés.
Quel est le rôle de l'UNRWA actuellement et êtes-vous encore opérationnel?
L'agence emploie 33 000 personnes, principalement des fonctionnaires comme des enseignants et du personnel de santé, dont la majorité est des réfugiés palestiniens. A travers la région, on a plus de 550 000 enfants qui dépendent de nos activités. En guise d'exemple, à Gaza, nous avons 13 000 employés. Dans le secteur de la santé, l'UNRWA fait 15 000 à 18 000 consultations par jour.
D'ailleurs, le directeur général de l'OMS a affirmé que l'UNRWA étant le plus grand pourvoyeur de soins de santé dans la bande de Gaza, il ne pouvait assurer les activités de notre agence. Je continuerai de le répéter, les activités de l'UNRWA sont aujourd'hui irremplaçables. Dans toutes les discussions relatives à la disparition de l'agence, on ne pose pas la question de l'éducation. L'UNRWA gère l'un des systèmes scolaires les plus importants du Proche-Orient et assure depuis 75 ans l'éducation des enfants palestiniens, que cela soit dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, au Liban et en Syrie.
Le 28 octobre dernier, le Parlement israélien a voté à une large majorité deux lois interdisant à l'UNRWA d'opérer en Israël et aux officiels israéliens de communiquer avec l'organisation, interdisant de ce fait à l'agence de travailler à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, ces lois doivent être appliquées dans un délai de trois mois, quelles pourraient être les conséquences pour l'agence?
L'UNRWA est un instrument que la communauté internationale a donné aux Palestiniens en l'absence d'un Etat. L'agence assure l'éducation et la santé primaires des réfugiés palestiniens et si nous devons cesser ces opérations dans les territoires occupés, ce serait à l'autorité palestinienne de reprendre nos activités, mais celle-ci est déjà au bord de la faillite. Actuellement, l'autorité palestinienne a de plus en plus de mal à payer ses enseignants, donc les enfants viennent déjà dans nos écoles. Leur avenir sera incertain dans les territoires occupés.
Et à Gaza?
Concernant Gaza, c'est encore plus incertain. A Gaza, une personne sur deux a moins de 18 ans et parmi elles, vous en avez 650 000 en âge de scolarité primaire et secondaire. Ces enfants viennent de perdre, dans les faits, une année scolaire, mais nous avons fait une étude avec la Cambridge University qui montre qu'ils ont perdu l'équivalent de deux ans de scolarité. Avec le traumatisme qu'ils ont subi, cela va prendre encore plus de temps. Plus on attend et plus, on prend le risque de sacrifier une génération entière. Leurs écoles sont détruites, ils survivent dans des ruines.
Il n'y a aucun écosystème dans le monde qui ne tolère le vide. Dans ce contexte, le vide sera rempli par autre chose et nul parmi nous ne souhaiterait voir ce qui arrivera. Si nous devons partir dans deux mois à cause des lois israéliennes, il y aura d'abord un impact direct sur nos capacités à répondre à la crise actuelle, mais pour moi, l'impact le plus préoccupant, c'est le second, soit le sacrifice d'une génération entière d'enfants.
L'UNRWA est aussi au cœur des débats politiques en Suisse. La commission de politique extérieure du Conseil des Etats doit se prononcer prochainement sur la poursuite ou non des versements à l'agence. Comment expliquez-vous la position de la Suisse?
Ce n'est pas à moi qu'il faut poser la question. La Suisse est un pays connu pour sa tradition humanitaire, elle a été active au Proche-Orient, son multilatéralisme a été salué de nombreuses fois, je m'étonne de sa position actuelle. Soudainement, elle est devenue le fer de lance de la suspension des contributions à l'UNRWA. Aujourd'hui, la Suisse est le seul pays, avec les Etats-Unis, qui suspend toujours ses contributions.
Les hauts fonctionnaires comme vous, n'ont de loin pas l'habitude d'attirer la lumière, mais vous avez probablement été victime de menaces, comment vous le vivez?
Ce conflit a été brutal, il l'a été au massacre du 7 octobre et il continue de l'être pour les habitants de Gaza. Sa polarisation a été bien au-delà d'Israël et de la région, je le vois partout où je voyage, en Europe, aux Etats-Unis et en Suisse. Pour moi et ma famille, c'est une période évidemment difficile.
Êtes-vous fatigué par cette période?
Bien sûr que je suis fatigué. Je souhaiterais que quelqu'un d'autre prenne le poste. Une manière pour moi de gérer la situation, c'est de me dire que, quelle que soit la personne à mon poste, elle sera aussi victime d'attaques. C'est aussi une façon pour moi de dépersonnaliser la fonction de Commissaire général de l'UNRWA.
C'est une conséquence de la polarisation de l'opinion public sur le conflit.