Avouons-le d’entrée: on a perdu le match. Et c’était prévisible. Rencontrer Eric Dupond-Moretti, c’est se manger volontairement une réputation, une carrure, un palmarès, une éloquence, un culot, une intelligence. C’est aussi s’armer d’un bon milliard de questions et repartir avec une impression d’inachevé.
«Je trouve que vous avez beaucoup d’impressions, Monsieur Valet», qu’il nous infligera d’ailleurs en fin d’entretien, alors qu’on lui faisait remarquer qu’il «donne l’impression» de porter tout le poids du monde sur ses larges épaules.
On osera même l’affront de s’enquérir de son bonheur.
Quarante-trois minutes plus tôt, pour tenter d’enterrer une hache de guerre que l’on s’est inventée de toutes pièces, on décidait de dégainer le calumet de la paix. Une clope suisse. Une Parisienne jaune déposée sous ses yeux de gros fumeur, sous l’avant-toit du Théâtre Marigny et sous le soleil radieux d’une matinée parisienne tirée à quatre épingles, Fashion Week oblige.
Une sorte de cadeau diplomatique dans l’espoir d’amadouer l’animal. Ou la «drôle de bête», comme le surnomme tendrement son amoureuse depuis bientôt dix ans, la chanteuse Isabelle Boulay. Pour l’anecdote, notre homme aurait d’abord craqué sur la voix de la Canadienne, à cause d’un disque coincé dans son autoradio et «offert par un avocat suisse, François Canonica, grand amateur de chanson française».
On va dire que ça ne s’invente pas.
Un poil figé par un mélange explosif d’excitation, d’honneur et d’appréhension, nous nous assurons qu’il a conscience d’intimider le moindre de ses interlocuteurs. «Non.» Même pas un petit peu? «Non.» Premier ballon en pleine lucarne. Bien sûr qu’il le sait.
Ses silences et sa concision pèsent des tonnes et, pourtant, ils ont toujours été ses munitions les plus aiguisées, pendant près de quarante années de plaidoiries et autant de clients médiatisés ou de dossiers escarpés, de «la boulangère d’Outreau» au frangin du terroriste Mohamed Merah.
Dans une époque qui pèche parfois par excès de radotage, la respiration goudronnée du pénaliste le plus redouté de France, de l’ancien ministre de la Justice et de l’homme de théâtre, suffit à remplir l’espace.
Eric Dupond-Moretti, 63 ans, est en promo. Depuis un bon mois, son seul en scène «J’ai dit oui!» fait salle comble à deux pas du Palais de l’Elysée. watson a pu goûter au spectacle, mercredi 5 mars, à 20 heures pétantes. Ce soir-là, de l’autre côté de l’avenue de Marigny, simultanément et en direct, Emmanuel Macron, son ancien patron, gravait un morceau d’Histoire avec une allocution au verbe grave et à la formule choc.
Une «nouvelle ère» et une menace prégnante pour l’Europe et la France, incarnée par Vladimir Poutine et renforcée par les coups de boutoir imprévisibles de Donald Trump. Face à nous, l’ancien garde des Sceaux attire désormais les foules pour s’exprimer au passé.
Ressent-il une pointe de regret de ne plus avoir les mains dans le cambouis, alors que le monde se fait ravaler la façade? Il nous répondra d’abord par un élan de fierté: «Je vais vous dire, j’ai quitté le ministère fin septembre. Je suis le ministre de la Justice qui a été le plus longtemps en poste, exceptions faites de Jean Foyer et de Robert Badinter qui, eux, étaient ministres durant des septennats».
En rallumant une clope, il pense notamment à la lutte contre les narcotrafiquants, un texte qui «était prêt et que certains ont tendance à oublier que j’en étais à l’origine». Et puis, pour balayer les regrets, Eric Dupond-Moretti évoque très vite sa «liberté retrouvée», une «bouffée d’oxygène», alors qu’il s’était sciemment jeté Place Vendôme, ce fameux jour de juillet 2020, lorsqu’il a «dit oui tout de suite» à Emmanuel Macron.
Une nomination qui avait courroucé le Syndicat de la magistrature (ses meilleurs ennemis) et surpris jusqu’à ses plus fidèles admirateurs. Comment celui que l’on surnomme «l’ogre des assises», après l’argent et la gloire, a-t-il pu abandonner les coudées franches qui ont façonné son succès? «Une surprise? Oui, OK, sans doute. Mais je crois surtout qu’il y aurait eu une forme de lâcheté de ma part à ne pas y aller.»
«Même si j’avais été très critique à l’égard des défauts de l’institution judiciaire», tient-il à glisser dans la foulée, avant qu’on s’en charge.
Car, rappelez-vous, au moment de sa nomination, une interview datant de 2018 lui était revenue au visage, dans laquelle il rejetait sèchement de l’idée d’enfiler un jour le costume et la fonction de garde des Sceaux: «Personne n’aurait l’idée sotte, tellement saugrenue, incongrue, invraisemblable, de me proposer cela. Et moi, jamais je n’accepterais un truc pareil. Il faut en avaler des couleuvres pour faire de la politique. Je n’en ai pas les compétences».
Cocasse.
⚡🇲🇫VIDÉO - "Si on vous proposait un poste de min. de la Justice vous l'accepteriez ?"
— Brèves de presse (@Brevesdepresse) July 7, 2020
- "Franchement, je n'accepterai jamais un truc pareil. Ce n'est pas mon métier. Je n'ai pas les compétences. Je n'aimerais pas faire ça" Éric Dupond-Moretti en 2018, min. de la Justice en 2020. pic.twitter.com/ln6d8ZlJm7
Deux ans plus tard, Emmanuel Macron aura donc cette «idée sotte» et Eric Dupond-Moretti se retrouvera forcé d’acquérir des compétences. Parmi elles, le protocole et les nombreux recoins de la fonction.
Ou encore les fameuses couleuvres à se caler dans le gosier lorsque l’on devient politicien. S’était-il fait une idée un peu trop romancée de la tâche qui allait être la sienne pendant quatre ans? L’ex-ministre pique un peu la mouche et se rallume une cigarette: «Non, non, non, vraiment, non. Simplement, venant de la société civile, je n’avais pas les codes».
Aujourd’hui, il parle plus volontiers de «loyauté» (notamment envers Emmanuel Macron) que d’une «obligation d’être d’accord avec tous les copains du gouvernement», comme il le suggérait deux ans avant sa nomination: «Je ne me suis jamais forcé à être loyal, c’est dans ma nature». Il considère aussi que «les Français réclament souvent des vérités qu’ils ne sont pas toujours prêts à entendre».
Bref, un ministre, ça ne pourra jamais tout balancer.
En faisant irruption au gouvernement, EDM, le pénaliste aux mille et une heure de plaidoirie, s’est heurté aux «hurlements et aux invectives» du «chaudron» de l’Assemblée nationale, «comme au stade Vélodrome», aux deux minutes «insuffisantes pour convaincre», aux «poubelles à ciel ouvert» que sont les réseaux sociaux, à la difficulté de faire émerger les bonnes choses, comme la gestion du Covid-19 ou le budget de la Justice qui a enfin enflé, sous son impulsion.
C’est donc la faute des Français et d’une certaine ingratitude généralisée? «Je ne dis pas que c’est de leur faute. Je dis d’abord que l’époque n’est plus à la nuance. L’époque est davantage à l’immédiateté qu’à la réflexion. La France est un pays régicide», assène-t-il enfin, pour évoquer «ceux qui sont dans la critique permanente des actions» du président Macron, dont il dit «comprendre» la décision de «dissoudre le gouvernement».
Mais cela n’explique pas forcément la défiance grandissante de la population envers les politiques, les institutions, et notamment judiciaires. Le ras-le-bol, la colère, les fins du mois difficiles, le sentiment d’insécurité, les choses qui ne changent pas. Ou alors pas assez vite. «Vous avez raison, mais je n’ai pas de réponse magique à ces questions, que je pose aussi publiquement. Et puis, les réformes, pour qu’elles soient correctement menées, ça prend du temps. C’est d’ailleurs aussi à cela que l’on reconnaît une démocratie en bonne santé.»
Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, un certain Donald Trump signe des décrets et chamboule les institutions américaines à une cadence vertigineuse.
Alors qu’il nous reste à peine dix minutes de conversation, Jean-Claude, un teckel à poil dur, vient soudain se frotter contre le mollet de l’ancien ministre. Un chasseur, comme son maître. La chasse, la tauromachie, la clope, la viande rouge, le whisky, ce quintette peu à la mode que le rebelle franco-italien brandit comme un bouquet de sauge au nez d’une «époque détestable».
Jean-Claude, nommé ainsi «parce que mon copain de chasse s’appelle Jean-Claude», est désormais à hauteur d’homme, dans les bras de son colosse qui esquisse enfin un petit sourire. Voilà cinq mois qu’EDM a quitté son bureau place Vendôme, qu’il avait très peu personnalisé, hormis «une photo offerte par les membres de l’administration pénitentiaire, un disque de Reggiani, un autre de Brassens». Quatre ans plus tôt, pour marquer le coup, il s’était offert un nouveau costume. Mais surtout des cravates, une première, dont «Gérald Darmanin m’a appris à faire les nœuds».
Ouf, Dupond-Moretti a un coeur.
Au fil des ans, l’anarchiste du nord de la France, parti de rien, orphelin de père à quatre ans, craint-il de virer vieux con? «Ah, ah! Non seulement je me pose la question, mais, pour ne rien vous cacher et pour le devenir peut-être moins rapidement, je me suis entouré de très jeunes conseillers». Avant de lui rendre sa liberté, on le soupçonne gentiment de vouloir se présenter en 2027, une fois qu’il aura épuisé toutes les scènes francophones.
Tout comme la première, la seconde poignée de main sera ferme et enveloppante. En vérité, l’ogre est un ours. Mal léché, mais touchant. Provocateur, mais émouvant. Agaçant, mais généreux. Un être humain total, donc paradoxal et profondément imparfait. Un mec décidément too much pour s’enfermer sur la dernière marche du pouvoir et bouffer du protocole au petit-déjeuner.
* «J’ai dit oui!», seul en scène d’Eric Dupond-Moretti, les 22 et 23 mars 2025, à la Salle Métropole de Lausanne.