«Je suis une femme de loi, pas un Pokémon ou que sais-je encore!» Le 11 mars 2014, Natalia Poklonskaya a 34 ans. Elle découvre d'un jour à l'autre le ras de marée populaire qu'elle suscite sur internet. Les geeks japonais et coréens la croquent en égérie manga, des produits dérivés font saliver ses fans libidineux à travers le monde. Si Natalia Poklonskaya est bien une femme de loi, elle ne parviendra jamais à retenir cette vague d'amour pixelisé qui la fit glisser du statut de prosecutor, à «prosecutie» (procureure mignonne).
Ce fameux 11 mars 2014 au matin, harnachée par un tailleur militaire et tenue en joue par un peloton de micros, elle fait irruption sur le terrain médiatique à l'occasion de l'une des conférences de presse les plus importantes de la Russie moderne. Natalia Poklonskaya, parfaite inconnue, est nommée procureure générale de Crimée, par le tout frais patron de la région, Sergueï Aksionov. Les chuchotements fusent. Cette ancienne et discrète assistante du bureau du procureur général ukrainien à Kiev aurait été «choisie à la Berlusconi». Comprenez: le minois écrase le cursus.
De grande star virale à petite tsar virée? C'est en tout cas ce que laisse supposer une information qui circule à pleine vitesse depuis lundi matin. Celle qui fut la «poupée patriotique» du Kremlin, l'incarnation de l'annexion de la Crimée, la petite protégée de Vladimir Poutine ou encore la traîtresse conspuée par les Ukrainiens, a été éjectée de son siège par Moscou.
Jusqu'au 13 juin 2022, celle qui est née il y a 42 ans dans le village de Mikhaïlovka (aujourd'hui situé dans l'oblast de Louhansk) occupait le poste d'adjointe du chef de Rossotrudnichestvo. Officiellement: «L'Agence fédérale pour les affaires de la Communauté des Etats indépendants, les compatriotes vivant à l'étranger et la coopération humanitaire internationale» créée par le président Dmitry Medvedev en 2008.
Officieusement: rouleau compresseur de soft power, toujours en bonne place sur le ceinturon du Kremlin, avec lequel un inoffensif concept d'«échange culturel» peut se montrer aussi coriace qu'une kalache entre les phalanges d'un fantassin.
Plus tard dans la matinée, la principale intéressée a confirmé l'information sur son compte Twitter, mais a curieusement offert une version moelleuse de ce limogeage: un autre poste attendrait Madame Poklonskaya. Lequel? Bouche cousue. Son CV de casse-pied du Kremlin laisse pourtant penser à un nouveau placard «à la russe» pour la «prosecutie». Un indice? La quadragénaire a signé son tweet avec de dégoulinants remerciements au «président pour son soutien et sa confiance!» Mouais.
Retourner sa veste et le cerveau de Vladimir Poutine. Voilà l'un des talents pas si cachés de Natalia Poklonskaya. Soyons clairs, si la jeune députée a pu se faire offrir le poste de procureure générale de cette Crimée «réunifiée» en mars 2014, c'est qu'elle a sèchement envoyé bouler l'Ukraine un mois plus tôt. Le 25 février, elle démissionne avec fracas du bureau du procureur de Kiev pour se réfugier auprès de ses parents à Simferopol. Un claquage de porte officiellement refusé par Kiev, mais qui gravera à jamais sa franche trahison dans le cœur des Ukrainiens.
Cette girouette patriotique, nommée à la va-vite durant le «printemps russe» et sanctionnée précocement par l'Union européenne (UE), finira par fâcher des deux côtés de la guerre. Si on raconte qu'elle a failli se faire zigouiller en pleine rue en mars 2014 par des «nazis ukrainiens», elle a surtout soigneusement rongé la patience du patron du Kremlin avec une série de déclarations aiguisées. Parmi ses célèbres et ambitieuses provocations, la gestion de la pandémie de Covid-19 par Moscou. En 2021, elle tacle en public l'efficacité des mesures, mais surtout l'état des hôpitaux de Crimée qui seraient «encore pire que les centres de santé ukrainiens».
Ce ne sera pas son seul coup de canif dans la confiance que Poutine lui témoignait. En 2016, elle quitte son siège de procureure générale pour se faire élire à la Douma sous les couleurs de Russie unie. Deux ans plus tard, patatras, Natalia Poklonskaya est la seule députée de son parti à s'opposer à la réforme des retraites. Un affront qui lui vaudra une grosse tape sur l'ego: ses postes en commission lui sont retirés.
Le 24 février 2022, Poutine déclare la guerre, l'avenir de l'Ukraine est compromis et la carrière de Natalia Poklonskaya aussi. Après avoir (dans l'ordre) défait la paix avec Kiev et fanfaronné sous les jupes du pouvoir russes, la «sex-symbole du Kremlin» démarre alors une minutieuse sape idéologique de l'invasion russe. Sans nommer (et donc accuser) directement le président, elle s'exprime dans une première vidéo, début mars, qui a fait trembler les pavés moscovites:
Cette fringante figure conservatrice, en se mettant volontairement Vladimir Poutine à dos, s'est très vite retrouvée devant deux haines concurrentes impossibles à franchir. Et prendre ses distances avec la guerre en Ukraine signifiait donc la fin de sa surprenante influence et, avec elle, de sa carrière de politicienne hors normes. Or, son licenciement, annoncé ce lundi matin, n'est pas tout à fait la première tentative russe de glisser ses provocations sous le tapis.
En octobre 2021, alors qu'elle brigue logiquement un deuxième mandat à la Douma, le «quotidien d'affaires» RBK annonce en exclusivité que Natalia Poklonskaya pourrait se faire catapulter au Cap-Vert, en qualité d'ambassadrice extraordinaire de la Fédération de Russie. Un placard plus volontiers ensoleillé que doré, censé freiner son «ambition qui dérange autant Moscou que Simferopol, la capitale de la Crimée».
Au fond de son discours, cette maman d'une petite fille se montre pourtant, et depuis toujours, furieusement orthodoxe et nationaliste. On raconte ici qu'elle croit aux miracles, là qu'elle considère que la Russie est protégée par la Vierge Marie et jure elle-même avoir vu des larmes couler sur le buste du tsar Nicolas II.
En septembre 2017, le média Deutsche Welle évoque le fait que Natalia Poklonskaya est la chef de file de «ces talibans orthodoxes, comme le disent certains Russes, responsables des incidents autour de la sortie du film Matilda». Le pitch du film? Une histoire d'amour entre... Nicolas II et la ballerine polonaise Mathilde Kschessinska. En clair: pas touche aux tsars!
Lundi 13 juin, une chose semble certaine: Natalia Poklonskaya a officiellement disparu des couloirs sinueux du pouvoir russe. Pour réapparaître? Quand? Et où? Son licenciement du jour n'aura donc eu que le maigre mérite de faire ressurgir ces tonnes de mèmes gorgés de malaise et confectionnés en leur temps par des geeks japonais qui, à l'instar de Vladimir Poutine et des Ukrainiens, ne portent plus la «prosecutie» dans leur cœur.