Avec l'hiver, la guerre entre dans une nouvelle phase. Quel camp profitera le plus de la baisse des températures?
Anders Fogh Rasmussen: Les combats ne seront pas ralentis par le temps froid et le sol gelé. C'est là que de nombreux experts se trompent. Les Ukrainiens sont bien décidés à continuer à se battre après leurs succès. Contrairement à ce que pense peut-être Poutine, sa terreur ne brisera jamais la volonté des Ukrainiens. Il n'y est pas parvenu au début de la guerre et n'y parviendra pas non plus maintenant.
Le président russe a récemment évoqué la perspective de pourparlers de paix. L'Ukraine devrait-elle accepter?
Poutine n'est pas sérieux. C'est un piège. Il veut profiter de la pause pour regrouper ses forces.
Que doit-il se passer pour que Poutine s'assoie vraiment à la table des négociations?
Cette guerre se décide sur le champ de bataille, pas à la table des négociations. Tant que des soldats russes seront présents sur le sol ukrainien, il y aura toujours un conflit. Les Ukrainiens n'accepteront jamais de perdre une partie de leur pays au profit des Russes. Mais la résistance est un énorme effort. Chaque jour, plus de 100 missiles et drones russes frappent dans tout le pays, des infrastructures essentielles sont détruites. Nous sommes confrontés à une catastrophe humanitaire.
L'Occident semble toutefois moins uni qu'au début de la guerre. La catastrophe peut-elle être évitée?
Nous devons adapter notre stratégie. Poutine a laissé la guerre s'envenimer encore plus le 10 octobre avec son attaque de missiles et de drones sur Kiev. L'Occident n'a pas réagi en conséquence. Il est désormais de notre devoir de donner aux Ukrainiens un soutien le plus fort possible pour qu'ils puissent décider eux-mêmes du moment où ils seront prêts à entamer des pourparlers de paix. Cela signifie que nous devons leur fournir le matériel nécessaire. Les Etats-Unis et l'Europe devraient lever toutes les restrictions en matière de livraison d'armes. Pour y parvenir, je mène actuellement des discussions à Washington.
Cela risque d'être difficile. Plusieurs personnalités républicaines ont annoncé vouloir réduire l'aide américaine.
Heureusement, je ne ressens rien de tel dans mes entretiens. J'ai rencontré quelques républicains de haut rang qui m'ont assuré de leur soutien. Il s'agit pour eux d'obtenir une meilleure vue d'ensemble du matériel de guerre, ils ne remettent pas fondamentalement en question la livraison d'armes.
Néanmoins, une lassitude face à la guerre est perceptible en Occident. En Suisse aussi, le soutien a nettement diminué, selon un nouveau sondage.
Nous sommes tous fatigués de la guerre, je ne le nie pas. C'est justement pour cela que nous devons maintenant tout faire pour mettre rapidement fin au conflit. Cela ne peut se faire qu'avec des armes.
La Suisse ne veut pas avoir à faire à cela. Le Conseil fédéral n'autorise pas l'Allemagne à livrer à l'Ukraine des munitions suisses pour les chars Gepard.
La Suisse m'a incroyablement surpris, mais pas en bien. Je ne comprends pas la décision du gouvernement. Nous nous trouvons dans une lutte existentielle entre démocratie et autocratie, aucun pays au monde ne peut rester neutre. Cela n'a aucun sens! La Suisse est une démocratie confirmée.
J'étais invité à Zurich en juin et j'ai eu le sentiment que de nombreux Suisses étaient clairement du côté de l'Ukraine. De plus, le gouvernement s'est rallié aux sanctions de l'UE. Mais pour les munitions? C'est un tabou.
Vous parlez avec colère.
Je ne peux tout simplement pas comprendre que la Suisse, au lieu de fournir les munitions dont il y a un besoin urgent, mette des bâtons dans les roues des Allemands. Cette décision va certainement encore nuire à la Suisse sur le plan économique. A l'avenir, les membres de l'Otan réfléchiront à deux fois avant de sous-traiter la production de munitions ou d'autres matériels de guerre à la Suisse.
Vous demandez maintenant des armes et de la fermeté, mais l'annexion de la Crimée a eu lieu en 2014, lors de votre dernière année en tant que secrétaire général de l'Otan. N'auriez-vous pas dû réagir dès cette époque?
Comme vous le savez, je fais partie du camp des faucons (réd: des partisans de la ligne dure, qui plaident avec force pour des options militaires). Vous pouvez donc partir du principe que je voulais adopter une position plus dure vis-à-vis de Poutine. Mais ce n'est pas toujours possible, car il y avait aussi d'autres courants. Si nous avions su à quel point Poutine était brutal et qu'il se comparait à Pierre le Grand en 2022, nous aurions certainement agi différemment.
Vous avez rencontré Poutine à plusieurs reprises, comment le jugez-vous?
Poutine est un homme qui prend des décisions rationnelles. Il connaît ses dossiers et est bien préparé. Son grand problème, c'est qu'il a reçu de fausses informations de ses services secrets avant l'invasion et qu'il a donc pris la décision catastrophique de la guerre. Et nous avons commis l'erreur de ne pas le prendre au sérieux dans le passé. Savez-vous ce que Poutine m'a dit à huis clos? Lors du sommet de l'Otan en 2008, il avait déjà parlé en petit comité du fait que pour lui, l'Ukraine n'était pas un Etat indépendant et qu'il considérait la Crimée comme une partie de la Russie.
Entre-temps, Poutine menace ouvertement d'utiliser la bombe atomique et affirme que ce n'est «pas du bluff». Qu'en pensez-vous?
C'est de la pure stratégie, nous ne sommes pas en présence d'un scénario «Mad Men». Il espère que l'Occident se laissera intimider par le chantage nucléaire et arrêtera de livrer des armes à l'Ukraine. Mais cela ne doit pas arriver. Céder à de telles menaces, c'est se condamner à vivre sous la coupe d'un dictateur désespéré.
Les généraux savent que si la Russie utilise des armes nucléaires tactiques en Ukraine, la réponse des Américains et de l'OTAN sera si violente que l'armée russe serait plus ou moins complètement détruite.
Pensez-vous qu'une mobilisation générale de Poutine soit probable?
Non, la mobilisation partielle a déjà renforcé l'opposition dans le pays. S'il envoie encore plus de monde au front, il pourrait y avoir un soulèvement.
Y a-t-il encore une possibilité de retour pour Poutine? Et si la Russie perdait vraiment la guerre?
Je ne sais pas ce qu'il adviendra de lui personnellement. Mais je suis convaincu que nous n'avons aucune chance d'avoir de meilleures relations avec la Russie dans un avenir proche. Qui peut nous garantir qu'un successeur ne sera pas pire que Poutine? La Russie a montré qu'on ne peut pas se fier aux accords, qu'ils soient politiques ou économiques. La situation restera tendue encore longtemps. Nous ne pouvons protéger l'Ukraine qu'en l'aidant à se doter d'une armée capable de repousser toute agression russe.
Mais le président Zelensky veut aller plus loin, il aspire à une adhésion à l'Otan.
Cela doit aussi rester l'objectif. Mais dans l'intervalle, nous devons veiller à la sécurité de l'Ukraine. C'est aussi dans l'intérêt de l'Occident. Les Ukrainiens sont le rempart contre une Russie agressive.
Qu'est-ce qui vous est passé par la tête quand vous avez entendu parler de la frappe de missiles en Pologne il y a deux semaines? S'il s'agissait effectivement d'un missile russe, le cas d'alliance de l'Otan aurait peut-être été déclenché et d'autres pays auraient été entraînés dans la guerre.
J'étais chez moi et j'ai tout de suite dit à mes collaborateurs qu'il fallait attendre et ne pas céder à la panique. Le Pentagone a rapidement fait savoir qu'il ne s'agissait pas d'un missile russe. Il était important de rester calme.
Aurions-nous été au bord d'une troisième guerre mondiale s'il s'était effectivement agi d'un missile russe?
Vous savez, je ne vis pas en m'inquiétant que la troisième guerre mondiale puisse éclater. Je ne le pense pas. Mais nous devons maintenant tirer les leçons du passé. L'Occident doit s'unir et se montrer fort contre toute attaque qui menace les valeurs démocratiques. Sinon, le monde sombrera dans l'obscurité.