Une voiture s'approche de la frontière russo-finlandaise. Ses passagers, un groupe de trois jeunes Russes, deviennent nerveux. Les gardes-frontières finlandais vont-ils les arrêter? Les refouler et les renvoyer en Russie? Ou même avertir les autorités?
Les jeunes occupants de l'Opel Astra envisagent le pire: les mettra-t-on directement dans un bus en direction d'un camp d'entraînement de l'armée de Poutine, pour les envoyer ensuite au front, en Ukraine?
Anton, 37 ans, est présent dans la voiture. La file d'attente n'est pas longue et, contre toute attente, les douaniers les laissent passer sans poser de questions. Le groupe pousse un soupir de soulagement.
Anton vient de Moscou et fait partie des milliers de Russes qui ont fui la mobilisation. Il s'agit de l'un des sujets les plus sensibles de ces dernières semaines en Russie, y compris pour lui-même.
Car Anton a un bon statut: il est expert financier, fier moscovite et n'avait pas du tout l'intention de quitter son pays natal. Et puis, il est papa. Mais le 21 septembre, l'annonce du Kremlin de mobiliser 300 000 réservistes était la goutte d'eau. Anton a décidé de partir.
Nous le retrouvons un mois plus tard, fin octobre, en plein centre-ville de Berlin. Anton est sur Unter den Linden, la grande avenue de la capitale allemande. Il fait beau, inhabituellement chaud pour la saison. A côté de lui, des familles prennent des photos devant la porte de Brandebourg, mangent des glaces.
Mais lui n'a pas envie de faire du tourisme. Ses pensées tournent autour de l'obtention d'un permis de séjour de longue durée et de la possibilité pour sa famille de le rejoindre à Berlin.
«Berlin est une ville intéressante», dit-il. Mais il concède:
Anton sait qu'il se confrontera peut-être à l'hostilité de certains Allemands. Après tout, c'est bien le Kremlin qui a décidé d'envahir l'Ukraine et le voici, lui, qui vient demander l'asile.
Nous partons nous promener avec Anton. Il nous dit comment l'attaque russe l'a d'abord mis en état de choc. Il était persuadé qu'après quelques semaines, quelques mois tout au plus, tout serait terminé.
Au lieu de cela, la situation s'est aggravée. De plus en plus de pertes, de combats et de tueries, jusqu'à la mobilisation demandée par Poutine. Et puis, l'annexion de territoires ukrainiens, alors qu'il se trouvait déjà en Allemagne.
Ses proches l'avaient pressé de partir, des semaines auparavant. Ils craignaient ce qui aurait pu lui arriver. «Il fallait le faire», assure Anton.
Le Moscovite est arrivé en Allemagne le 29 septembre. Il échange avec sa femme aussi souvent que possible, communique régulièrement avec sa fille de six ans par appel vidéo. Celle-ci pense que son père est en voyage d'affaires.
Anton n'est pas seul dans cette situation. De nombreux Russes, qui refusent de partir faire la guerre pour Vladimir Poutine, ont préféré fuir.
Des centaines de milliers de personnes auraient fui la Russie avant de pouvoir être mobilisés. Et ce via plusieurs routes: vers l'Ouest, comme Anton, ou vers l'Asie centrale, au sud. Beaucoup ont fui vers la Turquie, d'autres vers la Géorgie. Les personnes possédant un passeport russe peuvent se rendre dans ces pays sans visa.
La possibilité d'une mobilisation, même partielle, n'était pas nouvelle, mais elle a tout de même effrayé de nombreux citoyens. Le jour de l'annonce, les prix des billets d'avion et des trains internationaux ont grimpé en flèche. De longues files d'attente se sont formées aux points de passage des frontières, par exemple vers le Kazakhstan.
Anton lui-même a d'abord hésité. Il a parcouru les canaux des médias sociaux et lu les témoignages de personnes qui étaient parties. «Faire déménager toute une famille n'est pas si simple», dit-il.
Il s'attendait pourtant à être mobilisé. Anton est en bonne santé, en âge d'être mobilisé. Il a une carte d'identité militaire, comme celle que les hommes reçoivent en Russie lorsqu'ils ont suivi leur service militaire obligatoire. Ils sont ensuite automatiquement inscrits dans la réserve.
Peu avant de partir, il avait bel et bien reçu un avis officiel de conscription. Mais celui-ci avait été envoyé à une mauvaise adresse. Le papier est tout de même remonté jusqu'à lui. Une aubaine pour Anton, qui pouvait feindre de ne pas l'avoir lu et a décidé de partir avant de recevoir le papier à la bonne adresse.
Ce n'est pas tout. Le jeune homme était descendu sept ou huit fois dans la rue contre le gouvernement depuis 2012. Il craignait que cela ne lui retombe dessus. A Moscou, il y a beaucoup de caméras dans les rues et le métro.
Il ne doute pas une seconde que son gouvernement puisse utiliser ce genre de moyens afin de dénicher des réservistes qu'il pourrait envoyer sans scrupules à la mort.
Des proches commencent à lui demander ce qu'il compte faire. Anton continue de faire défiler les témoignages sur les réseaux sociaux. Sur Telegram, il finit par trouver un informaticien, qui voulait lui aussi échapper à la mobilisation.
Une autre aide inattendue vient à lui: une jeune femme, qui bien que n'étant pas touchée par la mobilisation, veut aussi fuir le pays. Elle désire se rendre en France en voiture et est prête à aider en même temps quelques hommes à sortir du pays en embarquant avec elle.
Les trois passeront le point le plus sensible, la frontière finlandaise, sans problème. «On avait l'air d'amis qui faisaient un roadtrip», dit Anton.
D'autres n'ont pas eu cette chance et ont été contrôlés et renvoyés, raconte Anton. Certains ont même fait demi-tour lorsqu'ils ont vu les files d'attente interminables, par exemple à la frontière kazakhe.
Le groupe traverse la Finlande, prend un ferry jusqu'en Suède, puis atteint le Danemark et descend en Allemagne: 2300 kilomètres en trois jours et deux nuits. Les trois Russes se séparent à Hambourg: la femme continue vers la France, tandis qu'Anton se déplace vers l'est, vers Berlin.
Anton visait Berlin à cause de sa maîtrise de l'anglais. Il continue maintenant à travailler comme spécialiste financier pour une entreprise internationale. Ses supérieurs sont au courant de sa situation, qui le laissent même travailler en bonne partie à domicile, un logement provisoire trouvé sur Internet.
Le long d'Unter den Linden, Anton s'explique couramment en anglais, n'utilise que de temps en temps un mot russe, puis s'excuse et sourit. Il parle calmement et pose des questions. Il est en conflit avec lui-même, cela se voit. Il ne veut pas rendre son nom public. Il craint la répression s'il retourne en Russie. Nous passons devant l'ambassade russe, où nous remarquons le vaste périmètre de sécurité déployé.
Il comprend la désapprobation dont font preuve les Occidentaux envers la Russie. Mais que peut-il faire d'autre contre son gouvernement, demande-t-il. Il a manifesté, vu des camarades se faire embarquer. Il semble désemparé et admet, tristement:
La grande majorité des gens en Russie se tiennent à distance de la politique. Le principe est le suivant: si nous ne touchons pas à la politique, celle-ci ne se mêlera pas de nos vies. Un prétexte vieux comme l'Union soviétique elle-même dont Anton s'est accommodé pendant longtemps.
Il avait un revenu, une famille, des amis, un appartement. Il a voyagé dans le monde entier, aux Etats-Unis, en Europe. Il est allé voter, mais il a fini par accepter que Poutine ne se souciait guère des élections. Et au fond, tout allait bien pour lui. Et cela, il ne parvient pas à s'en défaire.
Environ un mois après sa fuite, la mobilisation dite partielle a pris fin en Russie. Cette semaine, le Kremlin a fait savoir que les 300 000 mobilisés ont été incorporés et que 87 000 d'entre eux se trouvaient déjà en zone de combat.
«Les autres continueront à être formés», a indiqué le porte-parole de Poutine, Dmitri Peskov. Cette nouvelle sonne comme un signal pour ceux qui ne sont pas encore engagés: vous n'êtes pas touchés, vous n'avez rien à craindre.
Anton est sceptique. «Peut-être a-t-on effectivement trouvé suffisamment de recrues pour la guerre», écrit-il sur WhatsApp après la promenade. «Au moins pour tenir le front.»
Il ne prévoit toutefois pas de retour pour l'instant. Que se passerait-il si les autorités apprennent qu'il a quitté le pays pour échapper à la mobilisation? Il cherche un logement à plus long terme, se promène dans Berlin avec un vélo en libre-service.
Anton suppose que la mobilisation «pourrait reprendre au printemps». Si les températures permettent une grande offensive. Dans les médias indépendants russes, il est question d'une reprise de la mobilisation dès le Nouvel An. Et de toute façon, la fin de la mobilisation n'est pas officiellement scellée.
Car jusqu'à présent, Vladimir Poutine n'a pas signé de décret dans ce sens, ce qui n'est d'ailleurs pas nécessaire juridiquement, a-t-on récemment déclaré au Kremlin. Les défenseurs des droits de l'homme craignent que la mobilisation ne se poursuive insidieusement. Un retour en Russie est désormais très incertain, estime Anton.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder