Cela fait plus d'une année que les combats se succèdent sans répit en Ukraine. Mais la guerre n'est pas la seule activité dont l'intensité ne faiblit pas: loin des tranchées de Bakhmout, la propagande russe continue son implacable travail de désinformation.
C'est ce qu'affirme la start-up américaine Newsguard, qui s'occupe, entre autres, de pister les fausses nouvelles liées au conflit en Ukraine. Peu après le début de l'invasion, Newsguard avait identifié 116 sites diffusant de la désinformation sur la guerre. Ils sont désormais 364, indique l'organisation dans sa dernière mise à jour, mercredi. Leur nombre a plus que triplé.
«La propagande russe ne s'est pas arrêtée, au contraire», réagit Chine Labbé, rédactrice en chef et vice-présidente en charge des partenariats Europe et Canada chez Newsguard. «C'est inquiétant». Et pour cause: le temps ferait l'affaire de Moscou. «La stratégie du Kremlin joue sur le ras-le-bol: plus le temps passe, plus ses récits sont susceptibles de prendre», développe-t-elle. Et d'ajouter:
Le danger est réel, et cela est dû à la nature même de la désinformation, poursuit Chine Labbé: «Des études ont montré que plus on est exposé à la désinformation, plus on y croît. De fausses informations liées à la guerre circulent maintenant depuis plus d'un an, et de plus en plus de gens vont finir par y croire pour de bon».
Mais de quelles informations parle-t-on, au juste? La propagande russe véhicule plusieurs récits récurrents, que Newsguard appelle «mythes». Leur nombre est également en train d'augmenter et a récemment passé la barre symbolique des 100, alors qu'ils n'étaient qu'une cinquantaine en août dernier.
«Certains récits perdurent depuis le début de la guerre ou existaient même avant. Les mythes sur le génocide des Russophones du Donbass ou la diabolisation du peuple ukrainien en sont des exemples», explique Chine Labbé. «D'autres évoluent, émergent au fur et à mesure ou gagnent en intensité à des moments spécifiques du conflit».
Newsguard a ainsi identifié des mythes qui exagèrent les succès militaires de la Russie, d’autres qui affirment que des soldats de l’Otan combattent en Ukraine, ou suggèrent que le gouvernement britannique n’accueille plus de réfugiés ukrainiens. Les récits surréalistes ne manquent pas:
De plus, les mythes s'adaptent également aux préoccupations des gens et s'adressent parfois à des régions spécifiques. «Des récits affirment par exemple que la guerre fait souffrir les économies européennes plutôt que l'économie russe», illustre la responsable de Newsguard.
Cela a également été observé aux Etats-Unis, où la désinformation pro-russe met parfois l'accent sur les coûts économiques engendrés par la guerre et par l'aide militaire américaine, rapportait récemment le Guardian. Des mythes repris systématiquement par certaines personnalités républicaines, comme l'élue Marjorie Taylor Greene ou l'influent présentateur Tucker Carlson.
D'après les experts interrogés par le journal britannique, ces «synergies» observées entre le Kremlin et certains éléments de la droite américaine montrent que la stratégie russe s'appuie sur les ressentiments et les fissures politiques existants aux Etats-Unis.
«La propagande russe fonctionne. Elle continue de se propager, elle évolue et trouve de nouveaux canaux de diffusion», résume Chine Labbé.
Pour cette raison, la responsable chez Newsguard n'hésite pas à parler d'un «échec» de la réponse occidentale à la propagande russe.
Le nombre des sites problématiques que la start-up a identifiés «dépasse largement la poignée des plateformes sanctionnées» au début de l’invasion par Google, Facebook, Twitter et TikTok, déplore Newsguard dans un communiqué. La désinformation du Kremlin ne se limite pas à des médias d'Etat bien connus tels que RT et Sputnik. Depuis des mois, Moscou mène une stratégie de démultiplication des plateformes et propage ses récits à travers une grande quantité de canaux.
Le dernier exemple en date concerne des documentaires sur la guerre en Ukraine réalisés par la chaîne d'Etat russe RT. Ces longs-métrages ont été publiés plus de 250 fois sur Youtube, même si la plateforme avait bloqué RT en mars 2022. Dans certains cas, ces vidéos arboraient même le logo de la chaîne russe.
Mais pour Chine Labbé, le plus grand échec se situe ailleurs. Quelque 112 sites repérés par Newsguard continuent en effet de percevoir des revenus issus de la publicité programmatique, souvent placée pour le compte de marques de renom, sans que celles-ci en aient l’intention ou même conscience, détaille la start-up.
Sur ces 112 sites, 41 diffusent de la publicité placée par un logiciel fourni par Google. Des entreprises comme Hertz, Sotheby’s, Norton ou Toshiba se retrouvent ainsi sur des sites propageant de la propagande russe, et participent à les financer, sans s'en rendre compte.
Newsguard dénonce «l’opacité du système qui régit la publicité programmatique». «C’est choquant de voir tant de marques occidentales continuer à autoriser leurs publicités sur des sites publiant de la désinformation russe, finançant ainsi la machine de guerre de Poutine», estime le professeur Jeffrey Sonnenfeld, doyen de l’école de gestion de Yale, cité par la start-up. Et de conclure: «C’est ironique que de si nombreuses marques bien connues se soient retirées de Russie, mais continuent de soutenir sa propagande avec leurs publicités».