Normalement, la discrétion est de mise lors de négociations sur des échanges de prisonniers. C'est encore plus vrai pour l'échange d'espions. Mais Vladimir Poutine a fait fi de cette règle d'or de la diplomatie des otages avec une proposition inhabituelle à destination de l'Occident. Dans une interview accordée au théoricien du complot et présentateur américain Tucker Carlson, le président russe a proposé de libérer le journaliste du Wall Street Journal Evan Gershkovich.
Agé de 33 ans, celui-ci a été arrêté en mars 2023 à Moscou et est détenu depuis. La Russie le considère comme un agent étranger en mission d'espionnage. Des observateurs indépendants rejettent ces accusations et dénoncent la diplomatie des otages pratiquée par la Russie, l'Iran et d'autres états dictatoriaux. En clair: ces pays retiendraient arbitrairement des Occidentaux afin d'obtenir la libération de leurs propres prisonniers.
Ainsi, Poutine cherche à obtenir quelque chose en échange de Evan Gershkovich: le «tueur du Tiergarten», Vadim Krassikov. Celui-ci avait été condamné en 2021 par un tribunal berlinois à la prison à vie pour le meurtre d'un Géorgien en exil, l'opposant Tornike Khangoshvili. Le tribunal a en outre reconnu la gravité particulière de la faute. Krassikov n'aurait donc que très peu de chance d'être libéré.
En 2019, Krassikov avait assassiné Khangoshvili en plein jour au Tiergarten de Berlin de plusieurs balles dans l'arrière de la tête et dans le dos, avant de quitter les lieux en toute tranquillité. Le récit de plusieurs témoins de la scène a contribué à l'arrestation du suspect par la police. Comme l'a révélé un réseau d'enquête journalistique avec la collaboration du Spiegel, Krassikov aurait été mandaté par le FSB, le service de renseignement intérieur russe. Il a donc agi sur volonté de Poutine.
Le président du Kremlin s'efforce désormais de faire libérer son tueur à gages et s'en vante en public.
Le rôle du gouvernement fédéral allemand sera décisif dans ce dossier.
En 2022 déjà, des diplomates américains avaient sondé Berlin à propos de la libération de Krassikov. A l'époque, Moscou avait envoyé des signaux dans ce sens à Washington. Mais le gouvernement allemand avait refusé. Selon la chaîne CNN, Poutine aurait proposé de relâcher la basketteuse américaine Brittney Griner, alors encore détenue en Russie, ainsi que l'Américain Paul Whelan en échange de Krassikov.
La basketteuse a été échangée quelques mois plus tard contre le trafiquant d'armes Viktor Bout, purgeant une longue peine aux Etats-Unis. Surnommé le «marchand de la mort», il s'est lancé dans la politique à son retour en Russie et espère être élu lors du scrutin de mars prochain.
La proposition de Poutine met le gouvernement allemand sous pression. Si Berlin accepte, il faudra surmonter des obstacles juridiques importants. C'est la conclusion à laquelle est parvenue une expertise commandée par le gouvernement en 2022 déjà.
Formellement, Krassikov devrait soit être gracié par le président allemand Frank-Walter Steinmeier, soit être transféré en Russie pour y purger le reste de sa peine – il serait néanmoins immédiatement libéré. Les deux options mettraient donc à mal l'état de droit allemand.
La mise en oeuvre d'un tel accord mobiliserait les plus hautes sphères du pouvoir, et donc la chancellerie fédérale. On peut supposer que le chancelier Olaf Scholz (SPD) n'acceptera, si tant est qu'il le fasse, que si l'Allemagne tire un quelconque avantage politique de cette affaire. De l'avis des experts, la libération du journaliste américain Gershkovich ne suffira probablement pas.
Adaptation française: Valentine Zenker