La guerre en Ukraine ne se déroule pas seulement sur les champs de bataille, mais aussi en coulisses. Les villes de Moscou et Kiev misent toutes deux sur différents services secrets pour espionner l'adversaire, trouver des points faibles et nouer des liens toujours plus étroits avec leurs alliés à l'étranger.
L'attaque russe contre l'Ukraine en février 2022 et sa riposte portaient la marque évidente des services de renseignement, affirme l'historien militaire Sönke Neitzel dans une interview accordée à l'université de Potsdam.
Alors, qui sont les principaux acteurs de la guerre de l'information du côté russe? Focus sur l'héritage du KGB soviétique en Russie: les services secrets du Kremlin.
Connu pour de bonnes et de moins bonnes raisons, le KGB – en français «Comité pour la sécurité de l'État» – est à l'origine des services de renseignement centraux en Russie et dans les anciens états soviétiques comme l'Ukraine. C'était autrefois l'arme secrète de Moscou. De 1954 à 1991, il était considéré comme le «bouclier et l'épée» de l'URSS et était organisé comme un ministère à part entière – le magnifique bâtiment jaune pastel, officieusement appelé «Lubjanka» et situé sur la place du même nom dans la capitale était le quartier général, les archives et la prison centrale des services secrets soviétiques.
On y planifiait des missions d'espionnage et des assassinats en Russie et à l'étranger, on y briefait des agents de liaison, on y organisait la surveillance des dirigeants de l'État et du Parti, on y procédait à des interrogatoires et à des séances de torture. Car le KGB était conçu comme un super-organisme de surveillance qui, selon les mémoires de son dernier président, Vadim Viktorovitch Bakatine, disposait d'environ 480 000 employés: police secrète, services secrets nationaux et étrangers, tout-en-un. De nombreux membres de l'élite politique et militaire russe actuelle ont commencé leur carrière au KGB notamment Vladimir Poutine.
Après la chute de l'URSS, seule la prison de la Lubjanka est restée en activité. Les organes de sécurité se sont scindés en deux services indépendants l'un de l'autre, le FSB et le SWR.
Le service intérieur du KGB a donc été remplacé par le FSB. Ce «Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie» a repris presque toutes les tâches de son prédécesseur, à l'exception de l'espionnage à l'étranger et du service de protection du président et du gouvernement. Le FSB s'occupe notamment de l'espionnage intérieur, de la protection de l'État et de la sécurité des frontières russes.
L'agence a pris l'ancien bâtiment du KGB et a occupé ces dernières années un rôle de plus en plus central parmi les organes d'Etat. Rien d'étonnant à cela: après avoir commencé sa carrière au KGB, Vladimir Poutine a poursuivi son chemin au FSB, où il a gravi les échelons; de l'été 1998 à l'été 1999, il a dirigé le service de renseignement intérieur.
Peu de temps après, il nomma à la tête du FSB celui qui était entre-temps devenu premier ministre: son proche confident, Nikolaï Platonovitch Patrouchev. Celui-ci est connu pour sa ligne dure anti-européenne. Poutine plaça par ailleurs l'agence sous l'autorité directe de la présidence.
À l'étranger, le FSB est surtout associé au terrorisme d'État russe. Les collaborateurs de l'agence sont notamment accusés de plusieurs attentats à la bombe contre des immeubles de Moscou en 1999, qui ont fait 367 morts et qui sont considérés comme le déclencheur de la deuxième guerre de Tchétchénie, orchestrée par le Kremlin.
L'empoisonnement mortel de l'ancien agent double russe Alexandre Litvinenko au polonium-210 au Royaume-Uni en 2006 et les attaques à l'agent neurotoxique entre autres contre les politiciens d'opposition Alexei Navalny (2020) et Vladimir Kara-Mursa (2015 et 2017) sont également imputées à l'agence. L'historien britannique Mark Galeotti avait publié une tribune à ce sujet dans le Moscow Times en 2019:
Dans le contexte de la guerre d'agression contre l'Ukraine menée par la Russie en violation du droit international, le FSB a notamment fait parler de lui en avril 2022, deux mois après le début de l'invasion de l'Ukraine. À l'époque, le président Poutine avait insisté sur le fait que le service de renseignement intérieur avait déjoué un attentat de néonazis ukrainiens contre Vladimir Soloviev, le propagandiste en chef du Kremlin à la télévision.
Selon les observateurs, les preuves étaient toutefois loin d'être solides: les autorités n'ont pu présenter que trois jeux PC des «Sims», des passeports ukrainiens expirés et un livre signé par le prétendu auteur de l'attentat. La signature manuscrite visible sur les photos du FSB apparaissait comme «illisible».
Plus récemment, le FSB s'est distingué après le soulèvement des mercenaires de Wagner contre le commandement militaire à Moscou. Des unités du service de renseignement intérieur ont perquisitionné une luxueuse propriété du chef de Wagner, Evgueni Prigojine, à Saint-Pétersbourg et ont publié de prétendues preuves de sa faiblesse de caractère. Parmi elles: un collage de photos de têtes coupées qui aurait été accroché dans le salon de Prigojine et de nombreuses photos qui le montreraient déguisé avec différentes perruques et barbes.
Dans une interview accordée au journal Die Zeit, l'expert en services secrets Andrej Soldatov parle d'un véritable échec du FSB dans le cadre de la révolte de Wagner. Le rôle de l'agence en tant que lanceur d'alerte du Kremlin n'a pas fonctionné:
Mais en tant qu'ancien du KGB, Poutine tolère peut-être de telles erreurs, suppose l'expert, «c'est pourquoi il ne s'attaque pas aux services».
Le SWR a, lui, hérité de l'espionnage civil à l'étranger autrefois tenu par le KGB. Connue sous le nom de «Service de renseignement extérieur de la Fédération de Russie» dans sa version longue, l'agence est surtout responsable de l'espionnage économique depuis l'été dernier. En décidant de mettre l'accent sur l'Occident, le président Poutine a réagi en août 2022 aux sanctions occidentales de plus en plus strictes imposées notamment par les Etats-Unis, l'UE et ses différents Etats membres.
D'autres tâches, comme le contre-espionnage – c'est-à-dire la recherche de renseignements auprès d'autres services secrets – devraient toutefois rester très importantes, surtout dans la situation actuelle. Notamment parce que l'Ukraine s'appuie aussi fortement sur les informations des services secrets européens et américains. «D'après tout ce qui a filtré, le soutien des services de renseignement occidentaux semble être d'une valeur inestimable pour l'image des forces armées ukrainiennes», explique l'historien militaire Sönke Neitzel de l'université de Potsdam.
L'expert part du principe que ce sont surtout les services de renseignement américains qui fournissent à l'Ukraine des données militaires clés pour sa contre-offensive. Ces flux d'informations devraient donc être particulièrement pertinents pour le SWR.
L'agence, dont le siège se trouve un peu en dehors de la périphérie de Moscou, continue parallèlement à recruter des agents étrangers, à organiser des missions hors de ses frontières dans les domaines de la politique, du journalisme, de l'économie et de la recherche, et à diffuser de manière ciblée de fausses informations à l'étranger.
Derrière le sigle GRU se cache le service secret militaire russe qui, d'un point de vue historique, a toujours été le seul organe de sécurité autonome. Certes, son nom officiel, «Administration centrale de l'état-major général des forces armées de la Fédération de Russie», ne contient plus le terme capital «renseignement» depuis 2010, mais ni le président Poutine ni la population n'ont encore adopté ce changement de nom.
Fondé en 1918 en tant que service de renseignement militaire de l'Union soviétique, le service est chargé d'obtenir, de vérifier et de transmettre toutes les informations susceptibles d'intéresser les forces armées. En outre, le GRU a pour mission d'identifier des espions potentiels parmi ses propres rangs. Selon l'Office fédéral de la protection de la Constitution, environ 12 000 personnes travaillent à plein temps pour le GRU et participent également à l'espionnage économique à l'étranger, tout comme le personnel du SWR et même du FSB.
Avec le commando «Spetsnaz», qui porte une chauve-souris sur son blason officieux, le service de renseignement militaire dispose en outre d'une unité spéciale. Celle-ci peut opérer de manière autonome, en coulisses derrière les lignes ennemies, et sert surtout pour ce que l'on appelle la «guerre non conventionnelle» – sans doute aussi dans la guerre contre l'Ukraine. Une équipe de recherche de la BBC a par exemple identifié au moins 151 collaborateurs de la Spetsnaz parmi les victimes connues de la guerre entre février et août 2022.
Le GRU a par ailleurs joué un rôle de premier plan dans la planification de l'attaque contre l'Ukraine dans les semaines précédant le 24 février 2022. L'hypothèse du Kremlin selon laquelle la prétendue «opération spéciale», avec les gains territoriaux importants espérés et la chute souhaitée de Kiev, ne durerait pas plus de trois jours, s'est rapidement révélée être une erreur d'appréciation fatale.
Pour l'historien militaire Sönke Neitzel, la responsabilité du GRU est engagée:
Selon lui, les recommandations des services de renseignement pourraient aussi s'être éloignées de leur analyse réelle pour plaire davantage au Kremlin: «Cela s'est toujours produit dans l'histoire et ne serait pas nouveau», selon Neitzel. En effet, les services et leur hiérarchie poursuivent toujours leurs propres intérêts, notamment dans le but de se préserver.
Traduit et adapté par Valentine Zenker