On connaît la chanson: à peine un attentat a-t-il eu lieu que les questions des experts en tout genre fleurissent sur les réseaux sociaux. Certains sont solides, d'autres sont triviaux et les derniers — parfois des pointures dans leur domaine de prédilection — peuvent vite tomber dans le complotisme.
C'est le cas par exemple d'Anders Åslund. Cet économiste suédois, qui a abondamment travaillé sur la chute de l'Union soviétique, se pose nombre de questions dans un thread sur le réseau X. Une partie est légitime: comment les terroristes ont-ils pu débarquer armés sans être inquiétés? Que faisait la sécurité de la salle de concert? Pourquoi les forces d'intervention ont-elles mis si longtemps à intervenir?
It is difficult to see the Crocus City Hall terrorist act as anything but instigated by the Kremlin & the FSB:
— Anders Åslund (@anders_aslund) March 24, 2024
1. The 4 terrorist arrived in camouflage with kalashnikovs all in one car - no checks on the roads.
2. No security was present at Crocus.
Mais l'homme n'est pas expert en sécurité et son propos flirte avec le conspirationnisme. Le thread commence ainsi par:
L'hypothèse est celle du «false flag», l'attentat sous faux pavillon, un classique que l'on voit fleurir parfois après les attaques terroristes. Un examen approfondi montre pourquoi cette thèse ne tient pas.
Pour éclairer vos lanternes, watson a contacté Vassily Klimentov, spécialiste de l’espace post-soviétique, notamment sur les questions de sécurité et d'islamisme au Graduate institute de Genève et à l'Université de Zurich. Concernant les manquements de renseignement et sécuritaires qui ont mené à cet attentat, l'expert estime qu'il ne faut pas aller voir trop loin:
Cet attentat, le plus sanglant depuis celui de l'école de Beslan par des Tchétchènes, en 2004 (plus de 330 morts, dont 190 enfants), «était inattendu. Quand ce genre d'évènement arrive, cela implique des manquements à plusieurs niveaux», explique l'expert. On évoque aussi sur les réseaux sociaux l'avertissement donné par les Américains à Moscou, «mais on ne sait pas en quoi il consistait. Les Américains ont-ils indiqué concrètement une cible possible, une organisation ou un mode opératoire?»
Si les Russes sont pleinement responsables de cet échec, pourrait-on envisager que le Kremlin a «laissé faire» l'attaque ou pire, l'aurait fomenté? Cela pour mieux justifier, par exemple, une mobilisation contre l'Ukraine? «Vu l'énorme coup donné à l'image du pouvoir russe, j'en doute fortement», argumente Vassily Klimentov.
Il continue: «J'ai du mal à voir ce que Poutine pourrait y gagner. Et puis, le scénario et la logique de l'attaque sont assez clairs, d'autant plus que l'Etat islamique au Khorasan (EI-K) a revendiqué l'attentat.»
Et l'expert de préciser que des cellules liées à l’Etat islamique ont déjà commis des attentats visant la Russie, notamment contre l'ambassade russe à Kaboul et l'explosion en vol d'un avion russe dans le Sinaï égyptien, en 2015, qui avait fait plus de 200 morts.
Pour le spécialiste, la preuve de l'incompétence de Moscou se retrouve d'ailleurs dans la réaction qui a suivi: attraper coûte que coûte les terroristes pour les faire payer. Leur présentation au peuple russe, le visage tuméfié, «était le minimum pour le pouvoir russe afin qu'il puisse projeter une image de sécurité envers la population».
Poutine se posant en protecteur de la nation russe, «si les suspects n'avaient pas été attrapés, son aura en aurait doublement pris un coup», analyse Vassily Klimentov. D'autant plus que l'attaque, dans la banlieue de Moscou, est hautement symbolique.
De son côté, Vladimir Poutine a très vite pointé du doigt l'Ukraine. Un scénario qui ne convainc pas vraiment grand monde. Aussitôt dit, aussitôt fait: le maître du Kremlin a changé son fusil d'épaule et indiqué que c'étaient bien des djihadistes qui avaient commis l'attaque, mais avec le soutien de l'Occident dans le but de déstabiliser la Russie. Des propos soutenus mardi par le patron du FSB, le service de renseignement et d'action russe, lui-même.
«C'est la ligne narrative de Poutine depuis le milieu des 2010, après que la «question tchétchène» a été résolue: les djihadistes restants qui menaceraient la Russie — en provenance notamment du Caucase du Nord, mais pas seulement — sont dirigés par les services secrets occidentaux, notamment américains».
Une manière habile de recycler la rhétorique de lutte contre le terrorisme qui l'a mené au pouvoir, tout en y ajoutant les Etats-Unis en toile de fond. Depuis la guerre contre l'Ukraine, Kiev est montré comme un avant-poste occidental dans cette même logique. «Rien ne laisse penser que cette hypothèse soit vraie», tient à préciser Vassily Klimentov.
Car malgré les incohérences, «l'image de la Russie comme une forteresse assiégée fonctionne auprès du peuple russe», explique l'expert.