«L'armée ukrainienne va-t-elle envahir la Russie?», se demandait Forbes en mai 2022, une poignée de mois après le début de l'invasion russe. La question (rhétorique) avait été accueillie avec scepticisme et hilarité à l'époque, et ce scénario ne s'est effectivement pas produit. Sauf à un endroit: la région frontalière de Belgorod.
Pas plus tard que ce mardi, des combattants venus d'Ukraine ont lancé une attaque terrestre de l'autre côté de la frontière. Equipés de chars, les assaillants ont affirmé avoir détruit un blindé russe et s'être brièvement emparés du village de Tiotkino. Moscou assure les avoir repoussés, mais un militaire aurait été tué et dix civils blessés.
Cette incursion armée n'est que le dernier exemple d'une très longue liste d'attaques visant la région de Belgorod. Si les assauts terrestres sont rares, la zone est régulièrement bombardée. Les victimes sont nombreuses. Selon les médias russes, 95 civils y ont péri des suites de frappes venant d’Ukraine, sur 137 à l'échelle nationale.
Plus que n'importe où en Russie, la guerre est devenue une présence constante dans cette région, peuplée par 1,5 million de personnes et qui s'étend sur une superficie de quelque 27 000 km2, soit un peu plus de la moitié de la Suisse.
Ce n'est pas la première fois que cette partie du pays se retrouve impliquée dans une guerre. L'histoire de Belgorod est ponctuée de conflits. En 1237 déjà, elle est ravagée par les hordes du fils de Gengis Khan et, tout au long du 17e siècle, la ville doit faire face aux incursions tatares.
Plus près de nous, au 20e siècle, Belgorod est occupée à plusieurs reprises. La première fois par les troupes allemandes, en 1918, par les nazis ensuite, en 1941 et 1943.
Et puis, avec le début de l'invasion russe, en février 2022, la guerre se rapproche de nouveau de Belgorod. La région jouxte celle de Kharkiv, en Ukraine, théâtre d'intenses combats et occupée par les Russes pendant de longs mois.
Et pourtant, Belgorod parvient à rester à l'abri des affrontements. Du moins au début. «Bien que la guerre se déroulait à 70 km de là, que des gens mouraient dans la région de Kharkhiv, à Belgorod il y avait toujours des fêtes, des concerts», raconte à Franceinfo Nikita Parmienov, journaliste en exil originaire de la ville.
C'était sans compter sur les drones ukrainiens. En automne 2022, l'armée de Kiev chasse les Russes de la région de Kharkiv, et se rapproche ainsi de la frontière. A partir du printemps 2023, une pluie d'engins explosifs commence à tomber sur la région de Belgorod. Le 27 février, le site spécialisé The War Zone écrivait:
Ce langage flou et prudent va progressivement laisser la place à des formulations plus affirmatives. Drones, missiles, roquettes, incursions armées: les attaques se multiplient. Les habitants de Belgorod découvrent la guerre.
En mai 2023, une première incursion terrestre a lieu. Deux unités paramilitaires russes, se disant pro-Ukraine, pénètrent dans la région et attaquent plusieurs cibles. Il s'agit du «Corps des volontaires russes» et de la «Légion pour la liberté de la Russie», également impliquée dans les attaques de ce mardi.
Les assaillants affirment avoir pris le contrôle de plusieurs villes frontalières, dans l'objectif de créer une zone démilitarisée pour protéger l'Ukraine des assauts russes. Il s'agit de la plus grande incursion de ce type depuis le début de l'invasion.
L'événement est inédit, mais c'est la date du 30 décembre 2023 qui marque un tournant. Aux alentours de 16h00, plusieurs projectiles s'abattent sur Belgorod. Des roquettes Vampire et deux missiles Olkha, selon Moscou. Ces derniers libèrent plusieurs mini-bombes qui criblent un périmètre de plusieurs centaines de mètres au coeur de la ville.
Les rues du centre sont bondées. C’est un samedi après-midi, il fait beau, et les habitants se préparent pour Nouvel An. Parmi les lieux touchés figurent une patinoire, un centre commercial, un centre sportif et une université.
Le bilan est lourd: 25 personnes perdent la vie, dont trois enfants. Les blessés sont une centaine. Il s’agit de la frappe la plus meurtrière contre des civils sur le sol russe depuis l’invasion de l’Ukraine. Les autorités dénoncent une attaque «indiscriminée» et «terroriste» menée par Kiev.
En réponse à cette frappe, la Russie frappe l'Ukraine à son tour. Le jour même, Kharkiv est touchée par des missiles. Une trentaine de personnes sont blessées.
A partir de ce moment, les bombardements contre Belgorod s'intensifient, deviennent «quasi quotidiens», rapporte l'envoyé du Figaro sur place. Les habitants ont peur, ils ont la sensation de ne plus être «en sécurité nulle part». «Chacun de nous se rend compte qu’il peut être touché», affirme un ingénieur.
«On ne pensait pas qu'une telle chose puisse arriver dans une ville paisible», déclare un septuagénaire, à Franceinfo. Et d'ajouter:
«Tout le monde a peur», a reconnu le gouverneur de la région, Vyacheslav Gladkov, lors d'une visite à Moscou. Certains habitants affirment que la ville est étrangement vide et qu’ils connaissent de nombreuses personnes qui ont fui par leurs propres moyens.
Plusieurs centaines de personnes ont été évacuées de Belgorod début janvier. Une décision qui marque un tournant dans la guerre, car la Russie n’avait encore jamais utilisé une telle mesure pour une grande ville. Ces évacuations vont également à l'encontre du récit officiel du Kremlin, qui s'est toujours efforcé de conserver une image intacte du quotidien des Russes, censés ne pas être affectés par la guerre.
La population de Belgorod se sent par ailleurs «abandonnée» par les autorités centrales, selon Franceinfo. Sur les réseaux sociaux, certains habitants n’ont pas hésité à critiquer le mutisme du Kremlin et des médias fédéraux sur le bombardement du 30 décembre.
Ce qui est sûr, c'est que les attaques ne se sont pas arrêtées. Bien au contraire. Toujours ce mardi, alors que les milices russes pro-Ukraine se battaient près de la frontière, deux drones se sont écrasés sur la mairie et sur un centre commercial de Belgorod. D'autres frappes ont eu lieu ce jeudi, tuant deux personnes.