Evgueni Prigojine et son collègue Dmitri Outkine ont été tués exactement deux mois après le soulèvement et leur marche vers Moscou. A cette occasion, Vladimir Poutine avait publiquement qualifié le chef de Wagner de «traître»; il était donc évident que ses jours étaient comptés.
Dans l'une de ses précédentes interviews, Poutine assurait qu'il pouvait pardonner ses proches, mais pas tout. L'exception étant la trahison.
Prigojine a humilié Poutine avec son soulèvement en juin, même si celui-ci n'a été que de courte durée. Le président russe est passé pour faible, devant son entourage, mais aussi devant les pays occidentaux, qui devraient selon lui le craindre.
Et pourtant, Prigojine avait visiblement pensé échapper à la vengeance de Poutine: la veille encore, il avait enregistré avec enthousiasme une vidéo en déblatérant son habituel baratin ultra-patriotique en Afrique. De plus, l'avion qui s'est écrasé était en route de Moscou vers Saint-Pétersbourg. Cela signifie que quelqu'un avait promis au patron de Wagner qu'il pouvait survoler la Russie en toute sécurité.
D’autres exemples montrent pourtant clairement que Poutine est prêt à tout pour punir les traîtres. Les assassinats d'oligarques tombés en disgrâce sont nombreux: plus de dix hommes d'affaires russes de haut rang ont trouvé la mort dans des circonstances non élucidées rien qu'en 2022.
Depuis la prise de pouvoir de Vladimir Poutine, trois autres cas ont particulièrement marqué les esprits.
En novembre 2006, le lieutenant-colonel du FSB Alexandre Litvinenko est mort à Londres des suites d'un empoisonnement au polonium. Il avait révélé dans son livre, intitulé «Blowing Up Russia: The Secret Plot to Bring Back KGB Terror», comment les services secrets russes avaient organisé des attentats à la bombe contre des immeubles à Moscou en 1999 afin de justifier la guerre en Tchétchénie et de porter Vladimir Poutine au pouvoir.
Litvinenko a rompu tout lien avec le FSB après avoir refusé d'obéir à ces ordres criminels. Il a obtenu l'asile politique au Royaume-Uni.
Selon la version du Scotland Yard, Litvinenko a été empoisonné par l'actuel député russe Andreï Lougovoï, avec l'accord de Vladimir Poutine et de l'ancien directeur du FSB Nikolaï Patrouchev. D'après les enquêteurs, du polonium hautement toxique a été ajouté au thé que Litvinenko a bu dans un hôtel de Londres.
Litvinenko faisait partie du système, il savait beaucoup de choses et était prêt à en parler. Il n'est pas surprenant que Poutine, en tant qu'ancien directeur du FSB, ait ressenti cela comme une trahison. Les affaires internes du FSB ne doivent pas être rendues publiques. Par contre, le chef du Kremlin aime rendre publique la manière dont il traite les traîtres. Une photo d'Alexander Litvinenko, malade dans son lit d'hôpital, a été diffusée sur toutes les chaînes de télévision du monde.
En 2015, le célèbre politicien d'opposition Boris Nemtsov a été assassiné à Moscou, à un jet de pierre de la place Rouge. Les tueurs lui ont tiré dessus alors qu'il se promenait sur le pont de la Moskova. En 2017, un tribunal a condamné Zaour Dadaïev, un ancien officier du bataillon tchétchène «Nord», à 20 ans de prison, tandis que ses quatre complices ont écopé de peines allant de 11 à 19 ans. Ces derniers n'ont cependant fait qu'exécuter les ordres. Le commanditaire n'a jamais été identifié au cours de l'enquête.
Il est toutefois assez simple de savoir qui a donné l'ordre. Les meurtres au centre de Moscou, non loin du Kremlin, où des centaines de services spéciaux et de policiers sont déployés, n'arrivent pas par hasard. Le monde entier a vu l'image sanglante à la télévision: les tours du Kremlin, le pont et le corps de l'opposant.
Boris Nemtsov était un critique virulent de Vladimir Poutine. Il a accusé le président russe d'avoir alimenté le conflit armé en Ukraine, d'avoir volé de l'argent lors de la construction d'installations pour les Jeux olympiques de Sotchi en 2014, d'avoir détruit l'économie du pays et d'avoir manipulé les élections.
Le 7 octobre 2006, Anna Politkovskaïa, éminente journaliste de la Novaïa Gazeta, a été abattue dans l'ascenseur d'un immeuble du centre de Moscou. Ses articles traitaient du conflit en Tchétchénie. Elle a également écrit plusieurs livres, dont «La Russie de Poutine» et «La Russie sans Poutine».
En septembre 2004 déjà, alors qu'elle s'apprêtait à prendre l'avion pour la ville de Beslan afin de couvrir une prise d'otages dans une école, la journaliste a été empoisonnée. Dans l'avion, elle a bu du thé et a perdu connaissance. Elle a été hospitalisée à Rostov-sur-le-Don dans un état grave avec un diagnostic d'«empoisonnement par des toxines inconnues». Anna Politkovskaïa a survécu, et a ensuite affirmé avoir été empoisonnée par le FSB.
Il suffit de parcourir ses textes pour comprendre pourquoi le pouvoir russe la considérait comme une «traîtresse»:
Des mots tragiquement prophétiques.
Traduit de l'allemand par Anne Castella