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Syrie: «Il y a une haine religieuse à l’égard des Alaouites»

Enterrement à Banias, 8 mars.
Enterrement à Banias, 8 mars. image: capture

«D'autres ont fait le sale boulot»: que se passe-t-il en Syrie?

Spécialiste de la Syrie, Fabrice Balanche affirme que le président syrien par intérim, Ahmed al-Charaa, porte une part de responsabilité dans les massacres de la semaine dernière, qui ont fait au moins 1000 morts parmi les civils de la minorité alaouite.
11.03.2025, 18:4512.03.2025, 10:23
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Fabrice Balanche est maître de conférence à l’Université Lyon 2. Il est l'auteur des Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024). Il a vécu six ans en Syrie dans les années 1990. Et il y est retourné en janvier, un mois après la chute de Bachar al-Assad.

Quel est le bilan des massacres de civils alaouites perpétrés la semaine dernière durant plusieurs jours?
Fabrice Balanche: Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, 1000 civils auraient été tués.

Quelle est l’origine de ces tueries?
Les uns parlent d’une insurrection alaouite qui aurait commencé jeudi 6 mars. Des hommes de Hayat Tahrir al-Sham (HTS), le nom du groupe rebelle qui a pris le pouvoir à Damas l’an dernier et qui est dirigé par l’actuel président par intérim Ahmed Al-Charaa, seraient tombés dans une embuscade. En représailles, des éléments de HTS auraient investi la montagne alaouite et aurait massacré à tour de bras.

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Etes-vous d'accord avec cette version des événements?
Non, j’ai des doutes. Dans la nuit du lundi 3 au mardi 4 mars, un incident s’est produit dans le quartier de Datour, à Lattaquié, au cours duquel deux membres des forces de sécurité de l'actuel régime auraient été tués. Par qui? On ne le sait pas. Toujours est-il que le 4, le quartier a été cerné par HTS, qui a fait usage d’armes lourdes. J’ai entendu des détonations lors d'échanges téléphoniques que j’ai eus à ce moment-là avec des personnes sur place.

«Sur des vidéos, on voit des colonnes de pickups tirant sur des maisons et qui crient "chiens", "porcs" et "Allah akbar"»

Des membres de HTS ont investi des maisons, ont tué des gens. Officiellement, ces gens étaient des «assadistes», comme disent leurs ennemis, autrement dit des fidèles du président déchu Bachar al-Assad. On a vu des pickups sortir du quartier avec des cadavres dans les bennes arrière.

Comment les choses se passent-elles dans ce quartier en ce moment?
Je crois qu’à l’heure actuelle, le quartier de Datour est toujours bouclé, puisqu’il y a un couvre-feu à Lattaquié jusqu’à samedi.

Qu’est-ce qu’il s’est passé après la journée du 4 mars?
Le 5, des membres de HTS ont attaqué un village alaouite du nom de Dalieh, situé dans la montagne à 1000 mètres d’altitude, à l’est de Banias. C’est un haut lieu de la spiritualité alaouite. Il y a là une centaine de mausolées où les cheikhs alaouites sont enterrés. Dalieh n’est pas un endroit où se trouvent des anciens officiers du régime de Bachar al-Assad recherchés par le nouveau régime.

«D’autres villages alaouites ont fourni des cohortes d’officiers à l’armée de Bachar al-Assad et à ses services de renseignements»

Sur ce, le 6, quand des colonnes de djihadistes ont convergé vers la montagne alaouite qui borde la côte, les Alaouites les voyant approcher se sont défendus et ont tiré. Le régime affirme que c’est à cause de ces tirs décrits comme des embuscades qu’il a dû intervenir.

Le président par intérim Ahmed al-Charaa a reconnu qu’il y avait eu des massacres, ces derniers jours, contre des civils alaouites et qu’ils donneraient lieu à une commission d’enquête pour en retrouver les auteurs.
Oui, il a reconnu des massacres, sauf qu’il dit que ce n’est pas le fait des forces de sécurité, qui sont en principe sous son contrôle. Il désigne des groupes incontrôlés. Mais ce n’est pas comme cela, à mon avis, qu’il faut appréhender ces événements tragiques.

C'est-à-dire?
Les forces de sécurité de HTS n’ont peut-être pas participé directement aux massacres, quoiqu’on ne puisse en être certain vu que les types sont cagoulés.

«En tout cas, les forces de sécurité de HTS ont appelé d’autres groupes qui ont fait le "boulot" à leur place»

On peut faire un parallèle avec les massacres d’Arméniens en 1909 à Adana. Ce n’est pas l’armée ottomane qui officiellement les tuait, mais des supplétifs, parmi eux des Bachibouzouks. De même, ce sont pas les forces israéliennes mais les forces libanaises qui ont commis le massacre du camp palestinien de Sabra et Chatila en 1982, mais les forces israéliennes avaient ouvert les portes du camp aux forces libanaises, sachant très bien ce qui allait se passer.

Aujourd’hui, en Syrie, qui sont ces autres groupes impliqués dans les massacres de civils alaouites?
Ce sont des groupes djihadistes. On trouve parmi eux des Tchétchènes, des Turkmènes, d’autres nationalités encore.

Ces groupes incontrôlés sont difficilement contrôlables par le nouveau régime… Ahmed al-Charaa n’a pas la partie facile non plus.

«Ces groupes supposément incontrôlés constituent la force, la colonne vertébrale du nouveau régime. Ces groupes font peur, c’est leur rôle. Ils sont associés à HTS»

Ces sont des gens aguerris qu’Ahmed al-Charaa utilise pour soumettre les autres factions. Ce sont des gens qui étaient à Idlib avec lui, lorsqu’il en était l’émir local dans les années 2010, alors sous le nom d’Al-Joulani.

La stratégie d’unification de la Syrie d’Ahmed al-Charaa semble toutefois progresser, puisque le leader des Forces démocratiques syriennes (FDS), Mazloum Abdi, a conclu un compromis lundi 10 mars pour intégrer au sein de l’Etat les institutions autonomes kurdes du nord-est du pays.
Il s’agit d’un accord préliminaire, symbolique. Rien ne change sur le terrain. Au mieux, il y aura une coordination, notamment dans la lutte contre Daech. Les Américains ont poussé les Kurdes à conclure cet accord avec le nouveau pouvoir à Damas. De son côté, Ahmed al-Charaa a été poussé par les Américains et les Turcs à ce compromis.

«Mais les FDS ne vont pas se dissoudre et intégrer la nouvelle armée syrienne»

Les Kurdes mettront le drapeau syrien derrière eux lors des conférences de presse, ils laisseront l’administration civile du nouveau pouvoir, pour autant qu’il y en ait une, venir à Raqqa pour les affaires d’état civil et l’éducation, mais c’est tout.

Qui reste-t-il à rallier au nouveau régime?
Ce sont par exemple les groupes sunnites de la région de Dera, dans le Sud, placés sous le commandement d’Ahmed al-Awda. Ce dernier est financé par les Emirats arabes unis et il n’a aucune intention de rejoindre la nouvelle armée syrienne.

«Ces groupes savent que s’ils déposent les armes, dans trois mois il se feront descendre»

Pourquoi seraient-ils tués? Ce sont des sunnites comme HTS.
Parce que al-Charaa a procédé ainsi lorsqu’il était à la tête de la région d’Idlib. Il a pris le contrôle d’Idlib en éliminant les uns après les autres les groupes concurrents.

Sauf qu’Ahmed al-Charaa n’est plus l’émir d’Idlib. Il est est le président par intérim de tous les Syriens. Qui plus est, il est sous le contrôle des Etats-Unis et de la Turquie. Il n’est plus un chef de guerre.

«Les récents massacres contre des civils alaouites montrent que le nouveau statut d'Ahmed al-Charaa n’a pas vraiment changé la donne»

Où en est-on des sanctions frappant la Syrie?
Des pays ont levé les sanctions sur les transferts financiers. Côté européen, on procède en ce sens. Ahmed al-Charaa est convié à une conférence sur la Syrie le 17 mars à Bruxelles. Emmanuel Macron l’avait invité à une conférence sur la Syrie en France, en février. Mais il n’était pas venu.

Les exactions qui ont eu lieu la semaine dernière en Syrie ne font-elles pas partie de ces moments d’épuration au terme de périodes chaotiques, comme cela s’était passé en France à la fin de la Seconde Guerre mondiale? Il y avait eu des milliers d’exécutions extra-judiciaires.

«Effectivement, on peut le penser à l’égard d’anciens serviteurs du régime de Bachar al-Assad. Comme cela s’était produit en France à l’égard d’anciens membres de la milice du gouvernement de Vichy»

Mais c’était une épuration politique. En Syrie, aujourd’hui, il peut y avoir ce phénomène d’épuration politique. Mais autour de Bachar al-Assad, il n’y avait pas que des Alaouites. Il y avait aussi des sunnites. Ils étaient même majoritaires. Or, on n’a pas vu d’exactions semblables à celles de la semaine dernière dans les zones sunnites.

Que voulez-vous dire?
Il y a une haine religieuse à l’égard des Alaouites. Les Alaouites, c’est une religion chiite hétérodoxe entre islam, christianisme et zoroastrisme, qui est apparue aux 10e ou 11e siècle, qui s’est répandue en Syrie comme l’ismaélisme et le druzisme. Les Alaouites ont toujours été persécutés. Cela n’excuse pas les exactions commises par des Alaouites sous le régime Assad, mais il y a un contexte dû à leur statut de minoritaire. On peut craindre que les persécutions contre les Alaouites perdurent, surtout avec des groupes djihadistes qui les considèrent comme des hérétiques.

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