Fabrice Balanche est maître de conférence à l’Université Lyon 2. Il est l'auteur de Les leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024). Il a vécu six ans en Syrie dans les années 1990. Dans cette interview à watson, il compare la situation juridique sous Bachar al-Assad avec celle qui pourrait advenir dans une Syrie majoritairement sunnite et religieuse, désormais dirigée par des islamistes.
Sous l’ère Assad, si l’on fait abstraction de la nature dictatoriale du régime, quel est le droit, quelle est la loi qui, formellement, s’appliquait?
Fabrice Balanche: On a l’habitude de dire que l’exception confirme la règle. En Syrie, c’était plutôt le contraire. La règle était l’exception.
Mais il y avait bien un droit avec ses articles de loi?
Evidemment. Il y avait un code pénal et un code civil inspirés du droit français à 90%, puisque l’unité de droit de Damas a été fondée sous le mandat français, en vigueur de 1920 à 1946 en Syrie et au Liban. Mais il y avait le droit religieux qui s’imposait par ailleurs en matière de gestion des affaires privées, dites familiales, soit tout ce qui concerne le mariage et l’héritage, entre autres.
Qu’est-ce que cela signifiait concrètement?
Par exemple, un chrétien ne pouvait pas épouser une musulmane, sauf à se convertir à l’islam, en vertu du droit musulman. Toujours en droit musulman, et cela vaut toujours, les enfants prennent la religion du père. En cas de répudiation, les enfants, à partir de 7 ans pour les garçons, 9 ans pour les filles, rejoignent le père et non pas la mère. Dans les héritages, chez les chrétiens, les femmes et les hommes ont la même part, mais chez les musulmans, la femme a la moitié de la part d’un homme. S’appliquait dans la Syrie des Assad, comme dans d’autres pays arabo-musulmans ayant des minorités non musulmanes, le système du millet, survivance de l’empire ottoman.
Que veut dire millet?
C'est un terme qui renvoie aux communautés. Chaque communauté religieuse était régie, pour ce qui concerne les affaires familiales, par son propre droit. Il y avait en Syrie un millet – ou un millah, en arabe – pour les chrétiens, un autre pour les juifs, avec des différences entre maronites et orthodoxes chez les chrétiens. Par contre, il n’y avait qu’un seul millah pour les musulmans, le même pour les sunnites et les chiites.
Les Druzes et les Alaouites – la minorité des Assad – avaient-ils aussi un droit propre?
C’était un peu particulier pour eux, car Druzes et Alaouites n’étaient pas reconnus comme musulmans jusqu’en 1932. Ils vivaient vraiment en marge. Sous la République syrienne, ils ont été reconnus comme musulmans. Ce qui fait que le droit musulman s’est appliqué à eux aussi, mais avec des jurisprudences locales.
L’islam a-t-il été, en Syrie aussi, un moteur important du nationalisme arabe?
Oui, bien sûr. Mais il faut replacer les choses dans leur contexte.
Il faut se souvenir qu’en 1963, ce sont des sunnites baassistes qui prennent le pouvoir. Ce n’est qu’en 1966 qu’ils en seront exclus au profit des Alaouites, des Druzes et des Ismaéliens. Les Alaouites éjectant ensuite les Druzes et les Ismaéliens, selon la tactique du salami. On a donc à l’époque un pouvoir sinon athée, du moins tout à fait séculier.
Qu’en est-il du reste de la société syrienne dans les années 60?
A cette époque comme aujourd'hui, la société syrienne majoritaire est imprégnée d’islam. Le pouvoir baassiste doit composer avec elle.
Hafez al-Assad se voit contraint d’ajouter dans la constitution un article disant que le président de la république doit être musulman. Les Alaouites au pouvoir ont dû quand même tenir compte de l’immense communauté sunnite, deux tiers de la population, ce qui n’empêchera pas Hafez al-Assad de commettre en 1982 un massacre à Hama pour mater une rébellion des Frères musulmans, des sunnites islamistes. Il y aura au moins 10 000 morts parmi les habitants.
Pensez-vous que la structure juridique fondée sur des bases communautaires perdurera dans la nouvelle Syrie emmenée par les islamistes du HTS, qui ont affirmé vouloir garantir les droits des minorités?
Oui, automatiquement. De toute façon, avec l’idéologie des gens aujourd’hui au pouvoir à Damas, des sunnites ultra-conservateurs, les chrétiens vont bénéficier d’une protection en tant que dhimmis, dhimmis voulant dire les protégés, mais aussi les inférieurs au regard de la charia. Mais dans le système précédent, celui des Assad, au tribunal, la voix d’un témoin chrétien valait autant que la voix d’un témoin musulman. Alors que, dans le droit musulman, il faut deux voix chrétiennes pour faire une voix musulmane.
Ce système inégalitaire pourrait-il être introduit?
C’est très possible. Les chrétiens vont être protégés, mais il faut s’attendre à ce qu’ils soient des citoyens de seconde zone. Je vois mal le nouvel homme fort de la Syrie, Abou Mohammed al-Joulani, de son vrai nom Ahmed Hussein al-Chara, faire une entorse à la charia.
Une vidéo récente montre Abou Mohammed al-Joulani demander à une adolescente de se couvrir la tête. Dans une autre, une jeune actrice syrienne dit avoir été rappelée à l’ordre par des rebelles islamistes, qui lui auraient dit: «Vous êtes trop libre, nous sommes désormais dans un Etat islamique. Les femmes ne peuvent pas sortir seules sans un tuteur, leur frère ou leur mari.» Sur ce, les nouveaux dirigeants ont tenu à rassurer l’actrice. Comment la suite pourrait-elle se passer? Les femmes chrétiennes, pour ne citer qu’elles, seront-elles tenues de se voiler?
Dans l’absolu, non. Dans leur village ou dans leur quartier, elles ne porteront pas le voile. Mais dès qu’elles en sortiront, et qu’ailleurs toutes les femmes seront voilées, elles risqueront d’avoir des soucis ou des remarques si elles ne le mettent pas.
L'actrice syrienne Iliana Saad arrêtée par des rebelles à Damas: «Vous êtes trop libre, nous sommes désormais dans un État islamique. Les femmes ne peuvent pas sortir seules sans un tuteur, leur frère ou leur mari» https://t.co/e15qC6ILnz @DaniMayakovski pic.twitter.com/FEqaRXAc9G
— L’importante (@limportante_fr) December 15, 2024
Va-t-on vers un durcissement de la charia pour les sunnites?
Oui, cela se fera progressivement. Al-Joulani est tout sauf quelqu’un de fantasque. Il sait ce qu’il fait. Il est très intelligent. Je l’ai étudié depuis les années 2012, 2013, lorsqu’il était à la tête d’Al-Nosra, puis, plus tard, du HTS. J’ai bien vu sa façon de faire, de se dissimuler, de prendre possession d’Idlib, tranquillement, en éliminant ses adversaires.
N’oublions pas qu’il a besoin du soutien de la communauté internationale. Les Européens pensent qu’en déversant des milliards sur lui, ils auront un levier sur sa personne. Oui, mais un levier limité et provisoire.
Le voilement des femmes musulmanes est-il primordial dans l’idéologie islamiste portée par le HTS?
Ne pourrait-il pas y avoir un compromis sur la question du voile dans la nouvelle Syrie, avec un voile qui laisse voir parfois une partie de la chevelure, comme en Iran parfois?
La société syrienne n’est pas la société iranienne. En Iran, on a une société séculière dirigée par une minorité théocratique. Alors qu’en Syrie, la société est très religieuse et ne cherche pas à se libérer de l’islam.
Le regard se doit d'être critique face au nouveau pouvoir islamiste en Syrie. Pour autant, cela autorise-t-il à contester la légitimité de ce nouveau pouvoir qui a mis fin à 50 ans d'une dictature particulièrement féroce?
De toute façon, le leader du HTS est en phase avec une majorité de la population, puisque celle-ci est arabe, sunnite et conservatrice.
Durant la guerre froide, lors de l’occupation de l’Afghanistan par l’ex-Union soviétique, les Etats-Unis avaient fait des djihadistes afghans, dont une partie allait former al-Qaïda, leurs alliés contre Moscou. Toutes choses étant égales par ailleurs, assiste-t-on à un scénario semblable en Syrie?
Oui, c’est la théorie de Brzezinski, ancien conseiller à la sécurité des Etats-Unis dans les années 70 et 80. J’en parle dans mon livre Les leçons de la crise syrienne. Entre quelques barbus et la chute de l’URSS, la chute de l’URSS était quand même plus importante aux yeux des Etats-Unis.
Là, c’est la chute de qui?
C’est la chute de l’axe iranien, dont la Syrie de Bachar al-Assad faisait partie. Et par-derrière l’axe iranien, c’est aussi une entaille profonde dans l’axe eurasiatique Russie-Chine-Iran.
Et c’est une Turquie, en soutien pour l’heure du HTS et dont on avait peur qu’elle bascule du côté eurasiatique, qui mécaniquement se rapproche de l’Occident. Parce que la Russie et l’Iran vont nourrir une certaine hostilité à son égard.