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J'ai survécu à une journée devant la TV russe

People walk in front of a tv screen showing Russian President Vladimir Putin during his annual state of the nation address in in Sevastopol, Crimea, Tuesday, Feb. 21, 2023. (AP Photo)
Un écran de télévision montrant le président russe Vladimir Poutine lors de son discours annuel sur l'état de la nation à Sébastopol, en Crimée, mardi 21 février 2023.Image: keystone

J'ai survécu à une journée devant la TV russe

Pour comprendre la Russie nationaliste, il faut regarder la télévision, l'outil de propagande le plus important du régime. Notre correspondante a donc visionné les programmes. Elle nous raconte ce qu'elle a observé.
29.05.2023, 08:0029.05.2023, 18:13
Inna Hartwich, moscou / ch media
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A neuf heures du matin, le monde de la télévision russe est violent. Sur la droite, un canon entre dans l'image; au milieu de l'écran, il y a des tas de terre qui volent dans les airs. Un char s'enfonce dans la forêt, des balles sont tirées de la gauche, des hommes en tenue de camouflage se jettent à terre, des arbres tombent. Un autre char, un autre rugissement, encore plus d'explosions.

«Nos troupes de débarquement mettent l'ennemi en déroute. Elles brûlent ses positions.» La présentatrice a l'air triomphant:

«Les nationalistes ukrainiens tirent avec une vigueur renouvelée. Ces radicaux frappent avec des calibres de l'Otan. Nos gars sont sur le coup.»

C'est l'heure des nouvelles du vendredi matin sur Channel One, la chaîne d'Etat la plus ancienne et la plus populaire de la télévision russe. La présentatrice Aliona Lapjina passe au correspondant au front, qui rapporte à quel point ces «gars» près de Svatove ont «courageusement» poussé les «ennemis» à fuir.

Il filme un drone, doit s'enfuir. «Je n'ai pas réussi à enregistrer une interview du commandant, il faut sortir d'ici», dit-il en se jetant dans le véhicule militaire. «Tant que l'adversaire n'est pas vaincu, cela continuera», hurle-t-il dans le micro. Des images tremblantes montrent une forêt détruite.

90% de la population russe s'informe via la télévision

La télévision est la première source d'information en Russie. Le centre indépendant de recherche d'opinion de Moscou, Levada, a calculé qu'environ 90% de la population s'informe principalement là-dessus. Dans de nombreux foyers, elle est allumée en continu, parfois dans la cuisine, le salon et la chambre en même temps. Ses détracteurs l'appellent la Zombie box.

Elle a longtemps été un moyen de manipulation dans le système de Vladimir Poutine. En effet, chaque format suit la ligne officielle du gouvernement. Aux informations, on passe des combats en direct au Forum international de la justice à Saint-Pétersbourg. Des invités d'Iran, d'Egypte et d'Inde sont invités à se rejoindre. La journaliste depuis le forum, raconte:

«Certains pays se considèrent comme meilleurs. C'est pourquoi ils prennent des sanctions contre la Russie»

Ses interlocuteurs sont, par exemple, Maria Lvova-Belova, la déléguée russe aux droits de l'enfant, recherchée par un mandat d'arrêt de La Haye. Elle parle une fois de plus, avec une icône en arrière-plan, des «présumées déportations d'enfants d'Ukraine». Alexander Bastrykine, le chef du comité d'enquête russe, s'épanche quant à lui sur le «génocide des fascistes ukrainiens».

La déléguée russe aux droits de l'homme, Tatiana Moskalkova, s'insurge contre «l'agression par sanctions de l'Occident» que le monde n'avait encore jamais connue. «L'Occident détruit les droits de l'homme», dit-elle à l'adresse de millions de foyers. Le reportage est terminé. Le suivant montre des migrants qui «prennent d'assaut la frontière américaine et deviennent dangereux pour Biden». Publicité. Respirons.

Les Ukrainiens «assoiffés de sang»

Après les yogourts, le café et les conseils bancaires, on continue avec des projectiles, les «gars» de la Russie et les «Ukrainiens assoiffés de sang». Pendant une demi-heure, le présentateur de l'émission Anti-Fake tente de «démonter les mensonges de l'Occident». Il a invité trois personnes qui s'épanchent sur la manière dont l'Occident tente de «détruire» la Russie «depuis 300 ans». Puis ils passent à l'Ukraine. L'un d'entre eux explique:

«La mission des nazis ukrainiens est de tuer des gens avec des armes venues de France»

Un autre se plaint du fait que les Britanniques ont désormais fourni des missiles Storm Shadow. «Notre opération militaire spéciale a été créée pour enfin faire régner l'ordre en Ukraine. Mais l'Occident est allé plus loin: il a déclenché une véritable guerre à laquelle il se préparait depuis des décennies». Personne ne le contredit. A la fin de l'émission, le présentateur dit: «Les gars au front, merci beaucoup, beaucoup à vous. Merci.»

«Comment influencer le cerveau des Occidentaux?»

Pendant ce temps, sur Rossiya 1, la deuxième chaîne du pays, des «images exclusives» sur les tirs près de Donetsk défilent à l'écran. C'est alors qu'Alexander Miasnikov entre en scène. Un cardiologue qui, dans son émission du même nom, parle «du plus important»: la santé.

Il parle des soins de la peau et prononce des phrases comme «la beauté peut remplacer le cerveau» ou «je comprends tout des femmes». Le docteur Miasnikov s'arrête devant une femme dans son studio et lui dit: «Vos yeux, ah, vous avez de si beaux yeux. Les yeux des femmes, c'est ce qu'il y a de mieux». Sexiste? En tout cas, le public applaudit.

Puis la guerre se réinvite dans les salons: sur la première chaîne, sur Rossiya 1, sur NTW, à travers les chaînes d'Etat. Les autres chaînes n'existent plus depuis longtemps sur le réseau câblé ou sur Internet, car les médias indépendants sont bloqués en Russie. On y montre des «images exclusives» du front et on déclare qu'«une lutte brutale a lieu contre nous avec des mains d'étrangers».

«Volodymyr Zelensky est un joueur toxique, un raté qui prouve encore et encore à l'Occident que l'armée russe est la plus forte au monde. Il ne cesse de décevoir l'Occident et devrait plutôt se présenter au concours de l'Eurovision, ce spectacle rempli de monstres européens»
Un scientifique dans l'émission d'infodivertissement «Le temps le montrera» sur la première chaîne.

Dans l'émission Treffort sur NTW, les invités s'insurgent contre ces «idiots d'Américains» qui n'ont «rien dans le cerveau» et «déshumanisent les Russes depuis des décennies». La NTW proposait, autrefois, une satire moqueuse et une critique des gouvernants. Ce fut la première chaîne à être démantelée avec l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en mars 2000.

Désormais, c'est surtout le défoulement quotidien sur les Américains qui est au programme. L'animateur de Treffort se plaint presque: «Pourquoi ne nous aiment-ils donc pas?» et s'interroge: «Comment pouvons-nous influencer les cerveaux des Occidentaux?» L'un de ses invités réagit:

«Seulement par la force. Là, ils nous respecteront»

Guerre et haine de l'Occident

L'après-midi, presque toutes les chaînes traitent des «relations humaines». Il s'agit plus ou moins des mêmes programmes avec des noms différents. Par exemple, dans l'émission Masculin/Féminin, une adolescente veut faire retirer sa garde à sa mère, qui ne parvient pas à se défaire de son addiction à l'alcool.

Tout le monde se crie dessus, il y a des larmes et des insultes, les présentateurs font semblant d'être tout à fait compatissants. Et puis les informations reprennent, à nouveau des émissions d'infodivertissement, de la guerre et de la haine contre l'Occident.

Plus tard dans la soirée, des émissions de divertissement comme la Roue de la fortune ou The Voice suivent. Mais même dans les chansons populaires ou pour enfants, on entend des slogans tels que «La victoire est à nous» ou «Tant que nous sommes ensemble, nous ne pouvons pas être vaincus».

Léonid Iakoubovitch, qui anime la Roue de la fortune depuis 1991, invite souvent des hôtes des «nouveaux territoires» – c'est ainsi que les Russes appellent officiellement les régions qu'ils ont annexées dans l'est et le sud de l'Ukraine. Il les couvre de prix de la part du parti au pouvoir Russie unie, et leur déclare se réjouir qu'ils soient «enfin dans leur pays». Puis, il fait tourner la roue et fait deviner des lettres.

Et de nouveau les informations, de nouveau «nos gars intrépides» contre «les bandits de Kiev armés jusqu'aux dents par l'Occident». La guerre bruisse et scintille, que ce soit le matin, le soir ou la nuit. Ça claque, ça gronde et ça s'emballe.

A l'heure du coucher, la première chaîne diffuse le polar de guerre Katioucha. Elle se déroule en 1944, un éclaireur blessé est retrouvé et nommé commandant d'une équipe canine. Katia – affectueusement appelée Katioucha –, la cheffe de la section des filles, n'apprécie pas du tout. «Allez, tu peux retourner au combat», dit la doctoresse au blessé. Il se lève d'un bond, prend son arme et s'enfonce joyeusement dans le brouillard d'une forêt. La guerre comme triomphe national, comme pur divertissement. Jour après jour, heure après heure. Depuis plus d'un an. (aargauerzeitung.ch)

(Traduit et adapté par Tanja Maeder)

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