
On a pris le «train tueur» qui fait un mort tous les 13 jours
Tout (mais alors, absolument tout) sépare la Brightline, en Floride, de nos chers Chemins de fer fédéraux. Disons-le d’emblée, prendre un train dans le quartier d’Overtown à Miami, entre une grappe de palmiers et un snack de chez Joe And The Juice, c’est plus excitant que de penduler entre Genève et Lausanne. Pour le porte-monnaie, déjà. Il faut en effet débourser 19 dollars (15 francs suisses) si l’on veut rejoindre West Palm Beach, à un peu plus de 105 kilomètres de là.
Pour parcourir la même distance en Suisse, il en coûtera un peu moins de 40 balles, plein tarif, à un Américain égaré dans nos contrées. (Sorry, not sorry.)
La différence la plus notable est, hélas, beaucoup plus sombre qu’une bête grille tarifaire. La Brightline, malgré de nombreux atours à faire crever de jalousie les usagers romands, est devenue la ligne ferroviaire la plus meurtrière des Etats-Unis. Nous avons donc décidé de tester le tristement célèbre «death train» ou «killer train», comme l’appellent désormais les résidents de la Floride.
A mi-chemin entre un volet de Destination Finale et les petits salons des plus beaux aéroports de la planète, la société privée Brightline cumule le meilleur et le pire, comme souvent dans le pays de Donald Trump. C’est chic et morbide à la fois. Depuis janvier 2018 et le premier tronçon qui reliait West Palm Beach à Fort Lauderdale, cette ligne comptabilise déjà 185 victimes.
Rien qu’en 2024, la compagnie a dû gérer 74 blessés et 41 morts, selon un rapport de l’Administration fédérale américaine des chemins de fer. C’est beaucoup pour 350 kilomètres de rails. De plus, et contrairement au CFF, la plupart de ces catastrophes humaines ne seraient pas des «accidents de personne».
On fait donc irruption dans l’impressionnant hall de gare du quartier d’Overtown avec un mélange d’appréhension et d’éblouissement. C’est beau, c’est propre, c’est vaste. Parfait pour flâner et consommer plus que de raison avant le départ. De plus, impossible de s’y perdre, tant sa construction est aussi intelligente qu’intuitive. On se croirait dans le très élégant aéroport de Zurich, prêt à décoller pour le bout du monde.
D’autant qu’aux Etats-Unis, on ne monte pas dans un wagon comme dans un moulin. Sécurité oblige, il s’agit de passer plusieurs portiques gardés par des employés aux costumes bien taillés, avant de pouvoir faire les cent pas sur le quai. Au contrôle des bagages, les voyageurs sont alors doublement stressés: veiller à ne pas avoir oublié un flingue ou une paire de ciseaux dans son sac et ne pas manquer son train. Les portes se ferment cinq minutes avant le départ.
On se surprend à lâcher une goutte de sueur au moment de larguer notre sac sur le tapis roulant qui mène au scanner à rayons X.
Une fois sur le quai, c’est l’heure d’une première prise de température. Nous sommes entourés de touristes en partance pour Disney World ou l’aéroport d’Orlando, de travailleurs qui s’arrêteront à Boca Raton ou Fort Lauderdale, de jeunes en bande qui reviennent d’une virée à Miami.
On décide de casser l’ambiance: vous savez que vous vous apprêtez à monter à bord du «train de la mort»?
Le contrôleur, lui, se contentera de pousser un large soupir et d’afficher un petit sourire en coin au moment de réagir à notre question qui tue. Car les employés de la Brightline, comme des pompiers qui noient le stress dans de l’humour noir après une journée éprouvante, se surprennent parfois à espérer une collision pour se voir offrir trois jours de pause syndicale afin de digérer l’événement, révèle notamment The Atlantic.
Nous grimpons dans le wagon 9. A l’intérieur, tout à l’air flambant neuf. Des couloirs aux toilettes, en passant par le cuir beige qui recouvre les sièges et leurs larges tablettes, l’atmosphère y est très agréable. Des Leds viennent caresser le design épuré des compartiments, le sol est d’une propreté bluffante.
Et nous ne sommes qu’en section «Smart», l’équivalent de la seconde classe en Suisse. En «Premium», les voyageurs ont droit à des petits fours et (encore) plus de place pour leurs gambettes, «Si vous n'avez jamais voyagé dans une Bentley, c'est ce qui s'en rapproche le plus», avait d’ailleurs lâché Tom Rutkowski, vice-président et directeur de la mécanique il y a deux semaines.
Ce n’est qu’une fois en route que l’on comprendra pourquoi ce convoi pose de nombreux problèmes de sécurité. Considéré comme un train à grande vitesse, notre carrosse sur rails dépassera pourtant rarement les 127km/h, du moins jusqu’à West Palm Beach. Et pour cause: le tronçon ne quitte pour ainsi dire jamais les zones urbaines.
Le long du trajet, des dizaines de passages à niveau sensibles, où les SUV typiquement américains trépignent derrière de petites barrières. C’est là que la plupart des drames surviennent. Il y a les violentes collisions et les froissements de tôle, mais aussi les piétons dans la lune qui traversent les voies au pire moment.

S’il est souvent difficile de faire le tri entre actes désespérés et accidents, les autorités locales affirment que 145 morts sur les 185 depuis 2018, n’étaient pas des suicides. De plus, la société Brightline n’a jamais été formellement accusée de négligence.
Alors, quoi? Pour les Américains, la raison est toute trouvée: les habitants de Floride seraient scientifiquement stupides et dénués d’instinct de survie. C’est même un syndrome bien connu des réseaux sociaux, baptisé «Florida Man». Un type se bat avec un alligator à main nue? Florida Man. Un autre saute d’un truck à pleine vitesse sur l’autoroute? Florida Man. «Si vous ne vous mettez pas sur des rails, vous ne risquez pas de vous faire percuter par un train», résumait amèrement le président de la Florida East Coast Railway Society, sur WPTV News.
@zachcovey Break out the oreos, were going to be here a while. #brightline #florida #fyp #Meme #MemeCut ♬ original sound - Zach Covey
Pour notre voisin de siège, qui vient de commander et de payer un snack en scannant simplement le QR code collé devant lui, la cause de ces nombreux accidents entre Miami et Orlando est beaucoup plus pragmatique.
Faut-il installer des clôtures solides tout le long des rails? Diminuer la vitesse des trains? Mieux signaler le danger aux passages à niveau? Si les pistes sont nombreuses, les solutions sont rares.
Alors, pour mieux digérer cette réalité meurtrière, les habitants de Floride versent parfois dans l’ésotérisme: les décès sur la Brightline seraient autant d’offrandes humaines pour éloigner les tornades et les ouragans. Et, là encore, les réseaux sociaux s’en donnent à cœur joie.
Au moment de descendre du wagon à West Palm Beach, on respire. Le voyage s’est déroulé sans encombre, aucun «Florida Man» s’est mis en travers de notre chemin, la gare est aussi pimpante que celle de Miami et l’ambiance est détendue. Idem au retour. «Encore un trajet sans mort», nous balancera avec sarcasme un jeune homme avec qui nous avons papoté juste avant l’arrêt du train.
Si les habitants du coin semblent s’être fait une raison, les autorités, elles, aimeraient trouver le moyen de résoudre ce triste mystère. Car, le lendemain, alors que l’on visait l’inauguration d’une nouvelle adresse de notre smash burger favori, deux gros accidents simultanés sur la ligne ont figé tout le réseau durant de longues heures. Cette fois, pas de décès, mais impossible de grimper dans le moindre de train avant le lendemain.
Une énième galère forcément répertoriée par le compte satyrique «Brightline Crash Tracker», sur Instagram. Et la série noire continue.
Ironie du sort, l’un des fondateurs de Brightline, Wes Edens, aurait eu l’idée de construire cette ligne ferroviaire rutilante, confortable et, hélas, dangereuse, en lisant un bouquin qui raconte la construction de la célèbre Florida East Coast Railway.
Son titre? Last Train To Paradise.
