La guerre contre l'Ukraine a remis en question de nombreuses certitudes, y compris pour le chef du Kremlin Vladimir Poutine. Jusqu'à présent, ce dernier a toujours pu compter sur l'armée comme principal pilier de son régime. Mais après sept mois de revers militaires, il ne reste plus grand-chose des troupes russes. Une situation qui a poussé des acteurs qui comptaient jusqu'à présent parmi les plus fidèles compagnons d'armes de Poutine, à sortir de leur silence.
Les fissures dans la structure de pouvoir de Moscou sont devenues apparentes le week-end dernier, après la chute de la ville stratégique de Lyman dans la région de Kharkiv. Le leader tchétchène Ramzan Kadyrov a profité de cette dernière défaite russe pour régler ses comptes avec le colonel général Alexandre Lapine, commandant des troupes russes dans la région.
Kadyrov a accusé Lapine de népotisme et d'avoir traité la vie des soldats avec légèreté: «S'il n'en tenait qu'à moi, j'aurais dégradé Lapine au rang de caporal, lui aurais retiré ses décorations et l'aurais envoyé au front pour laver sa honte le fusil à la main», a écrit Kadyrov sur Telegram. Le pire n'est pas Lapine lui-même, poursuit Kadyrov, mais le fait qu'il soit couvert par l'état-major russe et son chef, Valeri Gerassimov, qui dispose de l'une des trois valises nucléaires russes.
Kadyrov a reçu un soutien explicite de la part d'Evgueni Prigojine qui, en tant que chef de la troupe de mercenaires Wagner, dispose également d'une armée privée. «Bravo, Ramzan», a déclaré l'homme sur le «Facebook russe», VK Kontakte.
Pour l'heure, le Kremlin ne s'est pas exprimé directement sur les critiques de Kadyrov et de Prigojine, mais le général pointé du doigt s'est manifesté mercredi.
Sur Telegram, Alexandre Lapine a publié une série de photos qui auraient été prises au sein d'une troupe russe, positionnée en Ukraine. On y voit ce dernier, entouré de ses soldats, en rôle de chef militaire compétent, penché sur des cartes géographiques pour planifier les prochaines attaques. Les photos sont probablement à interpréter comme une réaction aux critiques de Kadyrov et de Prigojine: l'historien militaire et spécialiste de la Russie Rob Lee a même parlé d'une «bataille de relations publiques entre commandants russes» sur Twitter.
A couple of days after Ramzan Kadyrov criticized Colonel General Lapin for being far from the front lines during the fighting in Lyman, Russian channels are sharing photos of him leading troops. Clearly a PR battle going on between Russian commanders.https://t.co/jR2qfeEMdL pic.twitter.com/xSG94ZWvVE— Rob Lee (@RALee85) October 4, 2022
Le Kremlin tente manifestement de trouver une voie médiane dans le conflit entre les chefs militaires ambitieux et les militaires établis:
Selon l'ISW, la défaite à Lyman a encore attisé les tensions entre les radicaux et les modérés au sein de l'armée.
Le magazine d'investigation russe Meduza rapporte des faits similaires, selon lesquels Kadyrov et Prigojine visent par leurs critiques à renverser le ministre de la Défense Sergueï Choïgou. Kadyrov et Prigojine appartiennent à l'aile la plus radicale du «parti de la guerre», cette partie de l'élite moscovite qui exige une nouvelle escalade de la guerre, écrit Meduza. En effet, Kadyrov n'a pas seulement critiqué le commandement de l'armée russe le week-end dernier, il a également demandé l'utilisation d'armes nucléaires contre l'Ukraine.
Toutefois, les critiques acerbes de Kadyrov et de Prigojine ne sont pas toujours bien accueillies, même par les partisans de la guerre. Le célèbre blogueur de guerre russe et nationaliste Igor Guirkine a par exemple pris la défense de Lapine sur Telegram et a critiqué à son tour les deux hommes. Ces derniers se battraient désormais ouvertement pour le pouvoir, selon Guirkine.
Selon l'ISW, «Les blogueurs de guerre, qui avaient auparavant toujours fait l'éloge de Kadyrov et de Prigojine, sont désormais plus sceptiques à l'égard des siloviks et les accusent d'égoïsme». En russe, on appelle siloviks les personnes qui ont beaucoup d'argent et qui sont proches du pouvoir.
Les tensions croissantes dans ses propres rangs ne devraient pas faciliter la gouvernance de Poutine. «Poutine ne peut pas prendre le risque de perdre le camp Kadyrov-Prigojine, car il a un besoin urgent de la force de combat des Kadyrovites et des mercenaires de Wagner en Ukraine», écrit l'ISW.
Pour l'un des deux hommes, la polémique semble avoir déjà porté ses fruits: Ramzan Kadyrov. Le chef du Kremlin Poutine a promu mercredi par décret le Russe de 46 ans sans expérience militaire au rang de colonel général, c'est-à-dire au même niveau qu'Alexandre Lapine. Il s'agit du troisième grade le plus élevé dans l'armée russe, derrière celui de maréchal et de général d'armée.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder