Un tapis de mines. Voilà comment peut être décrite l'Ukraine actuelle. La Russie, qui l'a envahie, est l'un des Etats champions pour ces engins explosifs. Selon Oleh Bondar, responsable des services de déminage de la Sécurité civile ukrainienne, cité par l'AFP, plus de 300 000 km² d’Ukraine sont concernés. On parle donc de la moitié, ou presque, du territoire du pays. Et «il faudra 50 ans pour tout déminer», estime Perrine Benoist, directrice de la réduction de la violence armée pour l’ONG Handicap international, active sur le terrain du conflit.
Il faut voir le caractère meurtrier de ces munitions. Surtout qu'il y en a d'un nouveau genre. Selon Human rights watch, ONG également présente sur place, l'armée russe a employé des mines antipersonnel interdites dans la région de Kharkiv, dans l’est du pays. Repéré le 28 mars par des démineurs ukrainiens, ce modèle – nommé POM-3 – fonctionne avec un système de capteurs sismiques qui permet à la charge explosive de toucher sans discernement toute personne présente dans un rayon d'environ seize mètres.
La Convention internationale de 1997 sur l’interdiction des mines antipersonnel interdit l’emploi, la production, le stockage ou le transfert de ces armes, rappelle l'ONG. La Russie ne fait pas partie des 164 pays qui ont adhéré à ce traité. L’Ukraine, elle, est devenue un Etat partie à la Convention le 1er juin 2006, l’ayant précédemment signée le 24 février 1999. On a donc affaire à un Etat qui utilise des mines dans un pays où l'emploi de celles-ci est interdit.
«L'utilisation de mines, ça s'est toujours fait dans les conflits mondiaux depuis la Deuxième Guerre mondiale», explique Frédéric Guerne, fondateur et directeur général de la Fondation Digger, basée dans le Jura bernois, qui propose des machines de déminage pour des opérations humanitaires. Les mines terrestres servent à la fois à blesser ou éliminer des soldats et à instaurer la peur de façon vicieuse en faisant des victimes parmi les civils.
Et ces armes n'agissent pas seulement sur le présent, mais aussi sur le futur. Certaines sont volontairement laissées sur le terrain par les belligérants, d'autres oubliées. Et voilà qu'une fois la guerre terminée, les mines cachées la prolongent. Un classique des séquelles de guerres.
En ce qui concerne le conflit en cours en Ukraine, on peut affirmer que les effets des mines seront – et sont déjà – catastrophiques. Se référant à des entreprises de déminage locales, Le Temps parlait déjà début avril de «82 525 kilomètres carrés du nord et de l’est de l’Ukraine qui devront faire l’objet d’enquêtes pour déterminer l’existence de munitions non explosées ou de mines». C'est donc «un pays entier qui devra apprendre à vivre avec des mines, pendant des décennies», a commenté le journal.
Et quand on pense à l'importance énorme de l'Ukraine pour l'économie mondiale (pas seulement européenne), en termes notamment d'alimentation et de minerais, les scénarios des prochaines années sont plus que critiques. La présence de mines dans nombre de champs – information confirmée par la Fondation Digger, qui a reçu plusieurs demandes d'agriculteurs ukrainiens – aura un coût terrible pour l'approvisionnement en blé, en œufs, en graines de tournesol...
Ce n'est pas tout. S'ajoutant aux mines terrestres, dont les nouvelles POM-3, des inventions sournoises rendent le travail de déminage plus complexe. Avec les mines fabriquées «industriellement», le déminage est faisable, même si ça prend du temps, détaille Frédéric Guerne. Les matériaux sont en effet connus par les démineurs. Mais les munitions plus «artisanales» compliquent la donne...
Là, on ne sait pas trop à quoi s'attendre. Or, ce genre de cas est en augmentation. «De manière générale, le recours à des engins piégés improvisés – par exemple une charge explosive dans un cadavre, ou une grenade dans un frigo – est un phénomène malheureusement en pleine expansion.» Une méthode pour laquelle l'organisation Etat islamique s'est tristement illustrée ces dernières années.
Un chiffre glaçant est avancé par le spécialiste en neutralisation d’engins explosifs Sean Moorhouse dans Le Temps: «Jusqu’à 60% des armes de haute précision tirées par l’armée russe n’auraient pas explosé au moment de l’impact ou raté leur cible». L'expert, revenu du terrain il y a un peu plus d'un mois, épaulait notamment l’armée ukrainienne. «Les Ukrainiens tomberont dessus pendant des dizaines d’années après la guerre.» Or, «après la guerre», cela veut-il dire encore quelque chose? Le patron de Digger ajoute cette couleur au tableau, déjà bien noir:
Tout un terrain de défis pour les entreprises et les ONG qui œuvrent pour le déminage humanitaire et qui savent à quel point leur mission est périlleuse. Jusqu'à se demander à chaque opération s'il faut y aller ou non. «Jusqu'à quel point participe-t-on à un conflit en s'engageant dans une opération de déminage? C'est une vraie interrogation, que nous avons tout le temps à l'esprit», conclut Frédéric Guerne.