Depuis le 8 décembre 2021, les défenseurs de la Planète bleue ont leur blockbuster totem. Incarnés par Leonardo DiCaprio et Jennifer Lawrence, deux scientifiques font un four monumental sur un plateau de télévision alors qu'ils annoncent ni plus ni moins que la fin du monde. Alors qu'une comète lancée à pleine vitesse s'apprête à interrompre nos frêles existences, les présentateurs, deux dadais hilares, s'accrochent férocement au culte de l'entertainment pour ne pas plomber l'ambiance et faire déguerpir l'audience.
Pour les milieux écologistes et les éco-geeks, la séquence, devenue culte en quelques jours sur Netflix, ne saurait mieux exprimer le déni des grandes puissances face, notamment, au (puissant) rapport du Giec.
A la sortie du film, et plusieurs mois durant, ces quelques minutes de cynisme hollywoodien ont été disséquées par pléthore de scientifiques pour déterminer si elles représentaient précisément l'époque dans laquelle l'urgence climatique fait s'affronter deux camps, de prime abord irréconciliable. Et si l'avènement de cette séquence a permis d'exprimer le désarroi des lanceurs d'alertes...
Le «moment Don't Look Up» a donc d'abord été d'une aide précieuse pour décrire combien il est compliqué (impossible?) de résumer un rapport du Giec de plusieurs centaines de pages en deux minutes chrono et en prime-time. Mieux encore, le succès de Netflix a permis de sensibiliser des esprits qui ne l'étaient pas. Mais, depuis, et comme à son habitude, internet n'a pas eu grand-chose à demander à la science pour s'emparer de la performance de DiCaprio et l'injecter, sans anesthésie, dans le débat. Comprenez: dès qu'une personnalité dégaine l'attirail ironique face à la menace de destruction prochaine de l'humanité, Don't Look Up vient au chevet de la rhétorique climatique. Dernière «victime» en date, Kylian Mbappé.
En pouffant dans son coude à l'évocation de leur récent trajet polémique en jet privé, la star du PSG s'est attiré les foudres de qui veut bien défendre la planète. En moins de temps qu'il a fallu à Mbappé pour réaliser sa bourde, DiCaprio a déboulé pour faire la police. Et, hop, le «moment Don't Look Up».
Extraordinaire moment Don't Look Up où, face à une question sur l'écologie (pourquoi le PSG ne prendrait pas le train et non un avion pour faire Paris-Nantes), voici la réponse de l'entraineur, aux côtés d'un Mbappé hilare 🤣 pic.twitter.com/ODIUJYWopZ
— Vincent Flibustier 👽 (@vinceflibustier) September 5, 2022
Désormais, il est donc requis d'appeler cet «événement» le «Don't Look Up du PSG.» Or si, pour les uns, cette scène de conférence de presse est une véritable incarnation du film, pour les autres, c'est un simple prétexte à ressortir le «moment Don't Look Up» pour sombrer dans les raccourcis. Résultat, le débat donne un grand coup de volant pour se retrouver à n'évoquer en détails que les ressemblances (ou non) avec le film. Autrement dit, le nerf de la guerre (des stars qui voyagent en jet privé plutôt qu'en train) se retrouve rapidement en second plan.
Même la très sérieuse Agence France Presse a invoqué, mardi dans la journée, le «moment Don't Look Up», pour résumer la polémique du PSG. Si l'existence du film a permis, dans un premier temps, d'illustrer facilement les principales chicanes médiatiques des scientifiques du climat, l'affaire récente du PSG pourrait bien être un point de bascule plurielle.
D'un côté, Mbappé a offert, malgré lui, un gros grain à moudre aux élus et militants qui jugent «abusive» l'utilisation des jets privés sur de courtes distances. Une proposition de «loi PSG» est d'ailleurs dans le pipe du groupe écologiste au Sénat.
De l'autre, le «moment Don't Look Up» pourrait vivre, paradoxalement, ses derniers instants de levier constructif. Son emploi, aujourd'hui de l'ordre du réflexe pavlovien, sera-t-il encore longtemps au service de la cause?
Autrement dit, pour oser le grand écart délicat, ne sommes-nous pas en train d'assister à la naissance du point Godwin du climat? Ce fameux «point de non-retour» d'un débat qui, soudain, puise ses astuces rhétoriques dans les profondeurs de la Seconde Guerre mondiale.
Rassurez-vous, aucune allusion, ici, aux idées politiques extrêmes de la formule. Après avoir été fédérateur pendant plusieurs mois, le «moment Don't Look Up» est peut-être aujourd'hui, avec Mbappé, au sommet de sa gloire et de son efficacité. Et se retrouve déjà, peu à peu, dégainé lorsque les arguments concrets viennent à manquer.
Comme nous avons pu le constater avec la guerre en Ukraine et les demandes répétées de Zelensky à la communauté internationale: asséner le même message à l'infini, c'est courir le risque que ceux qui voulaient l'entendre, ne l'écoutent plus.
Petit coup de fil à Gilles Merminod, linguiste à l'Université de Lausanne. «La séquence de ce film est saillante et se détache suffisamment de son contexte fictionnel pour pouvoir se propager facilement, sans autre explication. Comme le titre du film, Don't Look Up, une expression parlante qui est devenue un slogan. Mais ce qui capte l'attention rapidement, surtout si c'est toujours sous la même forme, peut être progressivement ignoré. Sans oublier le risque de raccourci qui peut s'accroître avec le temps et brouiller, voire détourner le cœur du message.»
Appel à témoin. Nous recherchons un bobo parisien n’ayant jamais évoqué le film Don’t Look Up. Contact en DM.
— Enrajé 🇺🇦 (@enraje) September 6, 2022
Le levier hollywoodien, incarné par DiCaprio, prend donc le risque de passer de cet outil simple et efficace à un résumé simpliste et stérile de tous les différents défis écologiques qui se dressent devant l'humanité. Emportant avec lui l'idée d'un débat constructif.
Avant la «polémique PSG-TGV», le «moment Don't Look Up» jouissait d'une efficacité et d'un prestige qui, demain, pourrait bien se transformer en un réflexe usé, un point de non-retour, voire... un mème un peu has-been. L'avenir le dira.