Société
Commentaire

Scarlett et ChatGPT: les vampires ont besoin de sucer notre sang

Les vampires de la tech auront toujours besoin de sucer notre sang
La voix de Scarlett Johansson ne serait qu'un produit que l'on peut se payer pour en vendre un autre.images: getty, montage: watson
Commentaire

Les vampires de la tech auront toujours besoin de sucer notre sang

La voix de Scarlett Johansson ne serait qu'un produit que l'on peut se payer pour en vendre un autre. C'est du moins ce que sous-entend Sam Altman et sa nouvelle version de ChatGPT, depuis qu'il a voulu nous «réconforter» en pompant Hollywood et que la star s'est fâchée. Une fessée méritée et une polémique qui n'est pas dénuée de tristesse.
23.05.2024, 20:48
Suivez-moi
Plus de «Société»

«Nous imaginons un avenir où tout le monde serait capable de faire de la musique». Ce n'est pas David Guetta qui a prononcé cette phrase, mais Mikey Shulman, co-fondateur et PDG de Suno. Sa boîte vient tout juste de lever 125 millions de dollars. Avec Suno, il nous suffit déjà de taper quelques mots-clés pour «composer» une chanson en six secondes chrono.

On le sait, on vient d'essayer.

Verdict? C'est de la merde. Un mix malheureux entre Natasha St-Pier, une comptine qui finit mal et un lavabo qui se débouche. Mais, techniquement, ça fonctionne.

Les mots-clés en question:

«Un refrain de pop qui parle d'une rupture amoureuse, avec une voix de femme»

Vous voulez écouter? C'est ici.

La même semaine, on apprenait que pour donner un peu d'âme à l'une de ces voix qui n'existeront jamais, le patron de ChatGPT a tenté d'acheter le timbre de l'actrice Scarlett Johansson. Après «mûre réflexion» et une offre qu'on peut facilement imaginer généreuse, elle a refusé (à plusieurs reprises) d'enterrer son empreinte si particulière dans une machine dont on ne sait rien.

Sam Altman s'est-il vexé? N’en avait-il simplement rien à faire? Toujours est-il qu'en dévoilant l'énième nouvelle version de ChatGPT, des proches de Scarlett l'ont reconnue dans la gorge virtuelle d’une dénommée Sky. Comme pour se tirer une balle dans le pied, le gourou de l’artificiel a publié un simple «her», sur la plateforme X, pour célébrer la sortie de son joujou.

Un geste, comme un hommage «prophétique» au film Spike Jonze, son «préféré», dans lequel Joaquin Phoenix tombe amoureux d'une intelligence synthétique, interprétée par... Scarlett Johansson.

Image

On peut comprendre Sam, puisque même la directrice de casting de son «film préféré» le comprend: «Elle a une voix qu'on ne peut pas copier. Si j'étais l'un de ces spécialistes de l'IA, je voudrais moi aussi Scarlett sur mon téléphone», confesse Cassandra Kulukundis dans le Daily Beast.

Hélas pour lui, Sky is the limit.

Alors que leurs avocats sont en train de se payer une quatrième maison de campagne en tentant de régler le différend à l'amiable, Sam Altman a éteint la voix, à contrecœur et après seulement trois jours de loyaux services. Par chance, on a pu passer quelques heures avec «elle», avant son licenciement. Scarlett ou non, nous sommes encore suffisamment agiles pour savoir que nous ne papotions pas avec une star du cinéma.

Dans le petit monde opaque de l'IA générative, Scarlett c'est l'épine dans le pied, l'arbre qui cache la forêt, l'hôpital qui se fout de la charité. L'accusation (et la détermination) de la star prouve au moins quatre choses: le sentiment d'impunité des magnats de la tech, leur incapacité crasse à accompagner les lignes de code d'une quelconque philosophie, le besoin d'humaniser Frankenstein pour apprivoiser les foules anxieuses et, enfin, sans doute le plus inquiétant: Sam Altman n'a rien compris à son «film préféré».

«Il m'a dit qu'il pensait que ma voix serait réconfortante pour les gens»
Scarlett, à propos du coup de fil de Sam Altman

C'est proprement absurde d'avoir à l'écrire, mais Scarlett Johansson n'est pas Scarlett Johansson par la grâce involontaire de son grain de voix. Constater que Sam Altman refuse (volontairement) de reconnaitre le talent, l'esprit et le boulot qui se cachent derrière l'actrice ne dit rien qui vaille. En revanche, la bravade présumée du patron d'OpenAI dévoile sa crainte de perdre la confiance d'une clientèle effrayée d'avance par l'appétit des petits génies.

Pour la récente machine à tubes, comme pour ChatGPT, on est arrivé à un tel degré de pompage du travail d'autrui qu'ils ne s'embarrassent même plus de feindre l'empathie. Le futur est en marche et OpenAI tuerait pour incarner l'architecte du futur. La petite musique qui fait son chemin nous conseille d'ailleurs de grimper dans le train avant qu'il n'aille trop vite. D'attraper quelques dollars avant de se faire bouffer les archives et le porte-monnaie. De combattre les gros dérapages, mais d'accepter que cette ruée vers l'or est irrépressible.

La plainte du New York Times et les contrats signés par News Corp, Politico, Axel Springer, Associated Press, Dotdash Meredith et Reddit sont deux antagonismes, parmi des centaines d’autres, qui racontent l’emballement.

Aujourd'hui, quelques bribes de voix, des milliers de refrains déjà enregistrés et l'entier de la thèse d'un brave doctorant de Harvard suffisent pour que le monstre infernal branle comme un lave-linge avant de cracher une «oeuvre» permettant à Bernard de se sentir pousser des ailes derrière son écran. Comme un fabricant de verres à cocktail persuadé de pouvoir révolutionner l'univers du Spritz en pompant gratis dans la cuve à mousseux de tous les vignerons de la planète.

«J'ai l'impression que je peux être n'importe quoi avec toi»
Joaquin Phoenix à la voix de Scarlett Johansson, dans le film Her.

Mais il y a peut-être plus triste. Car l'idée est aussi de nous épargner le moindre effort, de nous délester d'un savoir-faire qu'il s'agirait de juger encombrant. Et de prétendre que nous sommes désormais tous capables, sans distinction aucune, de réaliser n'importe quelle tâche. Pour se rendre compte que le plan est foireux, il suffit d'imaginer Daft Punk sur un chantier ou Roger Federer chez Drouant, en train de recevoir le prix Goncourt.

C’est le niveau expert du management robotique, qui consiste à insuffler la croyance paresseuse que nos capacités sont interchangeables à l'envi. L'intelligence artificielle, comme une version augmentée du fantasme de l'intelligence collective, moyennant le coup de pouce d'une nouvelle machine. Et que tout cela serait horizontal, bienveillant, bénéfique, démocratique.

Il n'y a pourtant rien de plus vertical que de vouloir concasser les compétences. Apple l’a récemment compris contre son gré, en prenant une fessée générale après sa publicité ridicule pour le nouvel iPad.

Si l'intelligence artificielle va sans doute sauver des vies, améliorer des quotidiens, simplifier des procédures, bouleverser des interactions, faire sauter quelques bullshits jobs, réparer la couche d'ozone et, même, qui sait, régler le conflit israélo-palestinien, les vampires de la tech auront toujours besoin de sucer un peu de notre sang pour survivre. Rien que pour ça, les architectes du futur, qui ne sont pourtant pas dénués de courage, de vision et de talent, ont tort de penser que l'arrogance est un atout.

«Nous imaginons un avenir où tout le monde serait capable de faire de la musique», nous assure le PDG de Suno. C'est un mensonge. On le sait, on vient d'essayer: nous n'avons fait que générer un refrain aléatoire plutôt médiocre, composé de milliers de mélodies existantes. «Générer» pourrait d’ailleurs bien être le verbe de notre époque.

Car Sam Altman a voulu faire la même chose en tapant du pied comme un gamin pour «posséder» la voix de Scarlett Johansson.

ChatGPT: Quand la réalité dépasse la fiction
Video: watson
Ceci pourrait également vous intéresser:
1 Commentaire
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
1
Ces Romandes ne portent pas de soutien-gorge: «C'est juste des seins»
A l’occasion de la grève féministe de ce vendredi 14 juin, nous nous sommes interrogés sur le phénomène «no bra». Un choix que Raissa, Margaux et Constance ont fait depuis longtemps et qui soulève de nombreuses questions. Témoignages.

«C'est plus pratique, ça tient moins chaud. En vrai, c'est la simplicité et la flemme qui dictent mes pas.» Pour Margaux, 32 ans, le fait de ne de plus porter de soutien-gorge n'est pas une «rébellion contre la société», mais un choix qui a été fait le jour où elle s'est rendu compte qu'elle se sentait simplement plus à l'aise sans.

L’article