Durant la séance de rédaction, ce mercredi matin, une de mes collègues a amorcé un début de blague. Une vanne «pas complètement bienveillance friendly» à propos des Jeux paralympiques qui démarrent aujourd'hui sur les chapeaux de roue d'un fauteuil roulant.
Mais juste avant de balancer la purée, ma collègue a serré les freins. Auto-censurée.
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Sérieusement?
A force de vouloir faire attention à tout et tout le monde, rendant notre monde parfaitement chiant, nous avons fini par en oublier que l'humour peut être un formidable outil. Une arme puissante, une belle manière de créer des ponts plutôt que de diviser.
Revenons aux Jeux paralympiques, qui démarrent ce mercredi. Les athlètes, qu'ils soient aveugles, amputés d'un bras, d'une jambe, nés avec une malformation, déficients mentaux et j'en passe et des meilleures, ne sont pas en sucre. Il n'est pas nécessaire de les surprotéger, de les entourer de papier-bulles, de les enfermer dans un monde aseptisé, afin que rien ne puisse pénétrer, et surtout pas un peu d'humour.
Au contraire. Rions avec les personnes en situation de handicap! Alors oui, d'accord, certains risquent de mal prendre une blague. Comme tout le monde. N'oublions par qu'il y a des cons, des susceptibles, ou juste des gens mal lunés, partout. Mais mettons de côté celles et ceux qui sont imperméables à l'humour.
En fait, tout est dans l'intention. La vanne, oui, celle que vous vous retenez de lâcher, a-t-elle pour but de blesser, de nuire, de faire mal? Oui? Alors dans ce cas, effectivement, vous feriez mieux de vous la boucler, quand bien même votre blague est peut-être drôle dans la bouche de quelqu'un qui n'est pas - on y revient - mal intentionné. Mais si l'objectif de votre blague est de faire rire, de rire avec la personne, plutôt que de rire de cette personne, pourquoi vous retiendrez-vous?
Vous hésitez? En vrai, je comprends. Mon grand-oncle, qui n'est pas le couteau le plus aiguisé du tiroir, vous dirait «gnagnagna, on peut plus rien dire». Mais regardez le film de l'humoriste français Artus, Un p'tit truc en plus, sorti début mai au cinéma.
Il y a une dizaine de jours, le long-métrage, dans lequel les personnages en situation de handicap sont joués par des personnes réellement en situation de handicap, est devenu le plus gros succès du cinéma français depuis dix ans. Comment l'expliquer? Il y a sans doute de nombreuses raisons, mais citons celle-ci: parce que le film n'est pas là pour se moquer. Valides et personnes en situation de handicap y rient ensemble. Sur ses réseaux sociaux, l'humoriste n'hésite pas à démontrer que rire avec ses camarades fait du bien à tout le monde.
Au cinéma comme aux Paralympiques, pourquoi donc ne mettrait-on pas tout le monde sur un pied d'égalité, sous prétexte que certains n'en ont pas, de pied? Avoir un handicap rend-il humoristiquement plus fragile?
Non. D'ailleurs, même les organisateurs de Paris 2024 misent sur l'humour pour attirer les spectateurs aux épreuves. Artus, encore lui, s'est prêté au jeu pour faire la promo de ces Jeux. Notamment dans cet échange drôle, piquant, mais pas moqueur, avec Guillaume Toucoullet, qui pratique le tir à l'arc avec les dents en raison d'un bras paralysé.
La vidéo a été publiée sur les réseaux sociaux de Paris 2024, comme d'autres capsules dans le même esprit.
Besoin d'exemples, encore, que l'humour permet de casser des barrières, et pas l'inverse? Dans un sujet du 20 Heures de France 2, diffusé juste avant le début de ces Jeux paralympiques, on peut voir des para-athlètes se chambrer sur leur handicap, entre autres vannes.
Chez les pongistes, on n'y va pas avec le dos de la raquette; certains assurant que pour faire de l'humour, quand on regarde la tête de certains de leurs camarades, il n'y a pas besoin de forcer beaucoup. Idem avec Timothée Adolphe, champion du monde du 400 mètres et vice-champion du monde du 100 mètres, aveugle suite à plusieurs maladies et accidents, lorsqu'il parle du guide avec qui il court.
Citons encore le cas du journaliste Matthieu Lartot, qui s'essaie au basket-fauteuil, et qui demande s'il pourrait rejoindre l'équipe. «En général, il doit manquer trois membres», lui répond l'un des joueurs français. «Donc on va devoir t'en couper encore deux», rigolent-ils. C'est vrai qu'on oublie que le journaliste a lui-même été amputé. Car même s'il a visibilité son combat, Matthieu Lartot n'est pas «juste» un journaliste avec un p'tit truc en plus, ou en moins, c'est selon. Il est un professionnel dans son domaine, tout comme le sont les para-athlètes.
L'humour n'empêche pas le respect, et vice versa. Il peut aussi être une porte d'entrée dans un univers qu'on connaît mal. Tant mieux, les Jeux paralympiques sont justement l'occasion idéale de visibiliser ces athlètes, de sensibiliser le public à leurs disciplines et leurs histoires. Et de donner envie au gosse né avec une malformation, à la femme atteinte de sclérose en plaques, ou au boute-en-train de service paralysé après un accident, de pratiquer un sport, comme tout le monde. De se reconnaître dans le parcours d'un para-sportif, de s'identifier à l'un d'eux. Et indépendamment d'un handicap. Soulignons d'ailleurs que de nombreux athlètes et para-athlètes s'entraînent dans les mêmes centres.
A titre d'exemple, j'adorerais m'identifier à Timothée Adolphe, mais il court beaucoup trop vite. Sur 100 mètres, son meilleur chrono est de 11 secondes 35. Usain Bolt, lui, détient le record chez les valides, avec 9 secondes 58. Le commun des mortels met à peu près le double de temps pour un 100 mètres. Ça calme.
Ces para-athlètes accomplissent des exploits. Tout comme leurs collègues aux JO. Pourquoi donc marquerait-on une différence en les mettant à part, emballés dans du papier-bulle, en leur collant l'étiquette «attention, fragiles, ne pas faire d'humour»?