Depuis mars 2020, les mesures prises pour faire face à la crise sanitaire ont mis un terme aux rencontres, aux voyages et aux fêtes, à une précieuse insouciance qu'on prenait autrefois pour acquise.
Malgré la difficulté actuelle à se projeter dans le «monde d'après», l'idée que la crise laissera place à une période de prospérité, d'innovation et de créativité similaire à celle vécue dans les années 1920 fait son chemin. Cette comparaison est révélatrice des fantasmes fortement ancrés dans l'imaginaire collectif, qui continuent d'entourer ces folles années.
Il faut dire qu'après le traumatisme collectif engendré par la Grande Guerre, les Années folles (ou Roaring Twenties) constituèrent une véritable parenthèse d'effervescence culturelle et artistique en Occident. Malheureusement, elles prirent un tour dramatique lorsqu'en 1929, le krach boursier éclata à New York, annonçant de début de la Grande Dépression.
Il ne fait nul doute que la prospérité économique et l'émulation intellectuelle foisonnante, emblématique des années 1920-1929, marquèrent considérablement le XXe siècle. Des deux côtés de l'Atlantique, cette presque décennie fut le théâtre de mouvements qui révolutionnèrent le monde de l'art, à l'image de l'avant-garde surréaliste, de l'expressionnisme ou encore du courant Art déco. Des figures littéraires immuables telles que F. Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, Gertrude Stein, Colette et bien d'autres émergèrent pendant qu'à Paris, Joséphine Baker brûlait les planches et que Coco Chanel bannissait le corset pour libérer le corps des femmes.
Mais les Années folles furent aussi le terrain d'événements moins reluisants. En tant que produit d'une crise majeure, elles furent marquées par d'importantes fractures sociales et identitaires, comme l'explique Olivier Richomme, maître de conférence en civilisation américaine à l'université Lumière Lyon 2 et spécialiste des questions raciales et politiques: «Aux États-Unis, mais aussi en Europe, il y a eu un versant sombre aux années 1920. On mesure toujours l'impact des décisions politiques et sociales prises à l'époque dans la société aujourd'hui.»
En fait, les années 1920 furent loin de véhiculer des idées progressistes. «Aux États-Unis, la décennie 1920 a été marquée par un contexte d'intense ségrégation raciale, précise Olivier Richomme. C'est à cette époque que le Ku Klux Klan, société suprématiste blanche fondée en 1865, a fait son grand retour. Au XIXe siècle, le clan se résumait à des groupuscules isolés. Entre 1924 et 1926, il a atteint son apogée avec 4 millions d'adhérents à travers le pays, dont certains au plus haut sommet de l'État.»
En parallèle, les premiers quotas visant à restreindre l'immigration venue d'Asie, d'Europe de l'Est, du Sud ou encore d'Irlande furent votés à Washington.
«Ces lois spectaculaires eurent pour effet de freiner l'immigration jusqu'aux années 1960. On ne peut s'empêcher de noter l'analogie entre les États-Unis de 1920 et ceux de 2020 sous l'ère Trump», note Olivier Richomme.
Pour Evelyne Barthou, sociologue et enseignante-chercheuse à l'université de Pau, les périodes succédant aux crises sont alimentées par la peur de l'autre: «Les crises peuvent entraîner des phénomènes de repli sur soi et des sentiments de méfiance exacerbée. Ceux qui pâtissent de ces crispations sont souvent, en premier lieu, les immigrés.» À l'heure actuelle, l'immigration cristallise déjà les tensions en Europe et aux États-Unis. Après le mur de Trump le long de la frontière mexicaine, le Brexit et les crispations autour de la supposée porosité des frontières européennes, on peut se demander quel sera l'impact de la pandémie sur les débats autour des questions migratoires.
En Occident, les Roaring Twenties ont également assisté à la montée de l'eugénisme, un ensemble de théories nées de la volonté d'améliorer la race humaine, dont s'inspirèrent les mouvements fasciste et nazi. «Cette pensée, considérée à l'époque comme étant à la pointe de la modernité, a eu des conséquences désastreuses», précise Olivier Richomme. Aux États-Unis, au Canada, au Japon, en Suède, puis dans l'Allemagne nazie, des campagnes de stérilisation forcées furent menées à grande échelle auprès des populations pauvres et/ou issues des minorités. Une tentative de contrôle des corps qui résonne étrangement avec certaines des décisions actuellement prises aux États-Unis et en Europe. En janvier 2021, la Pologne a interdit l'avortement, suivie de près par l'État de l'Arkansas, en mars 2021.
Dès 1920, le 19e amendement entra en vigueur aux États-Unis «Cet amendement donna le droit de vote aux femmes. Mais en réalité, jusqu'au Civil Rights Act de 1965, la majorité des Afro-Américains n'avait pas accès aux urnes. Un comble quand on pense qu'au XIXe siècle, féministes et mouvement anti-esclavagiste travaillaient main dans la main, rappelle Olivier Richomme. En aucun cas les Années folles ne marquèrent une inversion des rapports de force politiques.»
Par-delà les clubs littéraires et les soirées sur fond de jazz ou de charleston, ce supposé âge d'or américain fut aussi traversé par la Prohibition, une manoeuvre du lobby conservateur visant à interdire la fabrication et la vente d'alcool sur le territoire américain. «Ce genre de politique d'interdiction à grande échelle n'est jamais le signe d'une société qui se porte bien», analyse Olivier Richomme. Pour cause, la Prohibition favorisa, en coulisses, la montée de la corruption mais aussi des réseaux mafieux ultraviolents de l'entre-deux-guerres.
Dans les années 1920, l'Occident assista également à l'avènement du capitalisme tel qu'on le connaît aujourd'hui. Une croissance économique soutenue par la mise en place d'une nouvelle division du travail, mais qui vit, en parallèle, se creuser de vertigineuses inégalités.
Selon Olivier Richomme, «les Années folles ont été une période de prospérité, mais seule une proportion réduite de la population a pu en profiter». En 1929, l'absence totale de régulation de l'économie, les spéculations à outrance et l'endettement des États menèrent tout droit au krach boursier, la plus grave crise de l'histoire du capitalisme, dont les conséquences sur les populations furent dramatiques. À l'heure où la pandémie accélère les inégalités sociales, on peut plutôt espérer que, contrairement aux Années folles, la fête puisse profiter au plus grand nombre.
Car au-delà des percées scientifiques et technologiques favorisées par la pandémie, l'après-Covid présentera de nombreux défis.
«Les gens ont pris conscience des limites de notre système économique et de nos modes de consommation, avance Evelyne Barthou. Il est probable que de nouvelles opportunités ressortent de cette pandémie, mais il faudra rester extrêmement prudent quant à la tournure que prendront les événements.»
L'émergence du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis et le soutien qu'il a reçu en Europe prouvent que les problématiques raciales sont toujours tristement d'actualité.
Parallèlement, quel sera le poids donné à l'impératif écologique mais aussi à la nécessité de repenser les modèles économiques et démocratiques actuels?
Alors, à défaut de «nouvelles années folles», ne se prendrait-on pas à rêver d'un monde capable de prendre de la hauteur et de cultiver de nouveaux imaginaires pour que cet «après» tant espéré nous permette d'aller (vraiment) de l'avant?
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original