On a causé au boss de Wikipédia dans un taxi suisse et il a un projet
Jimmy Wales a un emploi du temps millimétré et sait comment optimiser son temps. Il propose de mener l’interview dans le taxi. Et c'est un homme ponctuel: cinq minutes avant l’heure, il arrive au point de rendez-vous à Zurich avec sa petite équipe, m’indique une place à côté de lui dans le van Mercedes noir.
Vingt-cinq ans après la création de Wikipédia, son projet est devenu une institution. D’abord critiqué par les enseignants et les universitaires, l’encyclopédie participative est aujourd’hui «le bon flic d’Internet», selon le Washington Post, à une époque où les fake news pullulent.
Wales est invité en Suisse par l’Institut suisse de recherche sur l’étranger pour donner une conférence à l’Université de Zurich. Le chauffeur met le clignotant et s’engage dans le trafic dense du soir. Tandis que les voitures s’entassent dans les rues de Zurich, la conversation s’anime.
Quand avez-vous lu pour la dernière fois votre propre article Wikipédia? Et avez-vous réussi à résister à la tentation de le modifier?
Jimmy Wales: Cela fait longtemps que je ne l’ai pas consulté. Je ne sais donc pas exactement ce qu’il contient. Je devrais peut-être y jeter un œil.
Est-ce un problème lorsque des personnes modifient leur propre page Wikipédia pour l’embellir?
Parfois, oui. Nous déconseillons généralement de le faire, mais nous ne l’interdisons pas. Si, par exemple, une affirmation négative non sourcée figure dans la biographie d’une personne vivante, elle doit bien sûr être supprimée immédiatement – c’est tout à fait légitime. Mais il n’est pas acceptable que quelqu’un transforme son article en texte promotionnel.
Vous arrive-t-il encore de modifier vous-même des articles?
Très rarement. Car aujourd’hui, dès que je change la moindre virgule, tout le monde m’observe.
Mais je devrais peut-être recommencer à le faire plus souvent. (Il réfléchit) Ma mère vient de rentrer des Etats-Unis pour Noël à Londres. Elle souffre toujours d’un fort décalage horaire. Je l’emmènerai à la campagne: elle regardera la télé, et moi, peut-être, j’éditerai Wikipédia. Un peu de distance avec le quotidien.
Certains méditent, vous, vous éditez.
(Il rit) Exactement.
Quand vous avez fondé Wikipédia il y a près de 25 ans, on disait qu’elle n’était pas fiable parce que tout le monde pouvait la modifier. Aujourd’hui, c’est l’un des sites les plus consultés et les plus respectés. Qu’est-ce qui a changé?
A ses débuts, on pouvait encore créer une entrée sur «Zurich» et simplement écrire: une ville en Suisse. C’est sympathique, mais ce n’est pas encore une encyclopédie. Il est donc logique que les gens ne la considéraient pas comme une source fiable. Au fil du temps, nous avons fait beaucoup pour construire la confiance:
Le Web 2.0 a d’abord été perçu comme un outil de démocratisation – Wikipédia en était l’exemple parfait. Aujourd’hui, les réseaux sociaux comme X sont perçus comme une menace pour la démocratie. Où nous sommes-nous trompés?
Excellente question. L’un des principes de la confiance, dont je parle dans mon dernier livre, est d’avoir un objectif clair. Pour Wikipédia, cet objectif est simple à comprendre: créer une encyclopédie libre, de haute qualité et neutre, dans toutes les langues du monde. Cela nous guide dans nos décisions et nous maintient sur la bonne voie. Beaucoup de réseaux sociaux, eux, n’ont pas de véritable but. Et lorsqu’ils en affichent un sans le prendre au sérieux, c’est là que les problèmes commencent.
Un réseau social en mode Wikipédia pour se parler
Vous pensez à qui, concrètement?
Twitter, par exemple, voulait être la «place publique du débat». Mais soyons honnêtes: si vous viviez dans une ville dont la place publique ressemblait à X – bruyante, agressive, remplie de gens qui s’invectivent et se jettent des œufs –, vous n’iriez pas vous y promener. Si l’on voulait vraiment être un lieu de dialogue et de débat politique, il faudrait classer les contenus selon leur qualité, pas selon le niveau de colère ou d’engagement qu’ils suscitent.
Avez-vous déjà songé à créer un réseau social fondé sur les principes de Wikipédia?
Oui, j’y travaille même. J’en ai peu parlé publiquement jusqu’ici. Le projet pilote s’appelle Trust Café. Il met la confiance et les valeurs communautaires au centre. Nous avons une petite communauté, beaucoup d’idées et, pour l’instant, deux développeurs. Nous travaillons encore sur le logiciel et le concept.
En quoi Trust Café se distinguera-t-il de X et des autres?
Notre idée de base est de ne pas seulement mettre en avant les contenus qui génèrent le plus d’interactions, mais aussi ceux partagés par des membres jugés fiables par la communauté.
L’engagement n’est pas mauvais en soi, mais il ne doit pas être le seul critère. Je pense qu’on peut concevoir des algorithmes plus sains – c’est ce qui m’intéresse le plus.
Wikipédia veut diversifier sa communauté
D'ailleurs, Wikipédia est souvent critiquée pour son manque de diversité: la communauté serait composée surtout d’hommes blancs, qui ont une vision du monde plutôt progressiste. Que répondez-vous à cela?
Le manque de diversité intellectuelle est un vrai problème. Par exemple, la sous-représentation des femmes fait que des sujets qui les concernent davantage sont moins bien couverts. Wikipédia est excellente sur la technique informatique – parce que beaucoup de passionnés d’informatique y contribuent – mais moins sur des thèmes comme le développement de l’enfant. Peut-être que cela changera, car beaucoup de wikipédiens ont aujourd’hui des enfants.
Et la diversité des opinions politiques?
C’est un autre problème, et pas seulement sur Wikipédia. J’habite à Londres. Là, toutes les grandes forces politiques, de la gauche à la droite étaient contre le Brexit (réd: la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne) à l'époque. Si vous vivez à Londres, vous rencontrez très peu de gens qui y étaient favorables. Et pourtant, la majorité du pays a voté pour.
Pour comprendre le monde, il faut écouter un maximum de voix. C’est la seule manière de saisir ce qui motive les gens — et ce qui peut arriver ensuite.
Il y a trop peu de voix conservatrices sur Wikipédia?
Oui, sans doute. Et c’est dommage. Quand Elon Musk se moque de Wikipédia en parlant de «Wokepedia», il a tort: Wikipédia est plutôt centriste. Mais son discours fait du tort à tout le monde. Il donne aux conservateurs l’impression que Wikipédia n’est pas pour eux, et il attire en même temps les activistes qu’il critique. C’est perdant-perdant.
Qu’est-ce qui fait une bonne communauté selon vous?
Des gens bienveillants et réfléchis — c’est bien plus important que leurs opinions. Les meilleurs wikipédiens sont ceux dont on ne peut pas deviner les convictions, tant ils travaillent avec équité et neutralité.
Comment Wikipédia appréhende l'IA?
La plupart des gens ne consultent plus directement Wikipédia: ils passent par des moteurs de recherche qui s’en servent. Est-ce un problème?
Pas vraiment. Le trafic reste globalement stable. Il y a bien eu une baisse d’environ 8 % récemment, mais cela arrive régulièrement — souvent à cause d’un changement d’algorithme de Google.
Et l’intelligence artificielle? Comment l’utilisez-vous? Nous ne nous en servons pas pour rédiger, car elle n’est pas assez fiable.
Mais nous expérimentons: nous avons une petite équipe de machine learning qui teste des outils pour aider sur des tâches répétitives, comme vérifier les références.
Et pour les traductions?
La traduction automatique s’est beaucoup améliorée et est plus utilisée qu’avant, mais elle reste imparfaite. Et surtout, écrire un article, ce n’est pas juste traduire. Il faut du contexte et de la pertinence culturelle. Prenez un politicien thaïlandais: un lecteur thaï n’a pas besoin d’explications supplémentaires, mais un lecteur européen, si.
Elon Musk veut lancer une encyclopédie par IA, Grokipedia. Ça peut marcher?
L’idée est intéressante, mais je n’y crois pas trop. Plus le sujet est précis, plus l’IA raconte n’importe quoi. Ce n’est pas fiable. Et puis, Musk prétend que sa plateforme serait plus neutre que Wikipédia, mais elle correspond très souvent à ses propres opinions politiques. Pas si neutre que ça, donc.
Une crise mondiale de la confiance
Nous vivons une crise de la démocratie, aux Etats-Unis comme en Europe. Est-ce une crise de confiance?
Les deux sont liées. Quand la confiance dans les médias disparaît, les gens ne savent plus à quoi se fier. Ils deviennent plus sensibles aux discours autoritaires, qui offrent des réponses simples. C’est dangereux pour la démocratie. Et nous perdons aussi la confiance envers ceux qui pensent différemment. Si je crois que quelqu’un qui ne partage pas mon avis sur l’immigration est forcément une mauvaise personne, il n’y a plus de débat possible.
Encore faut-il partager les mêmes faits.
Exactement. Prenez les Etats-Unis: si je pense qu’il y a 500 immigrés illégaux par an, et que vous croyez qu’il y en a 50 millions, nous ne vivons pas dans la même réalité.
Craignez-vous une dérive?
Si on commence à penser que quiconque n’est pas d’accord avec nous est un mauvais être humain, on entre sur un terrain dangereux. La violence politique augmente — et c’est ce qu’on observe. Au Royaume-Uni, deux députés ont été assassinés ces dernières années, l’un à gauche, l’autre à droite. Et il y a eu ces tirs tragiques contre Charlie Kirk, qui ont choqué tout le monde. On se dit: ce n’est pas possible.
Que peuvent faire les médias pour regagner la confiance?
C’est l’un des grands défis. Les médias devraient être moins partisans, et le public devrait l’exiger. Cela ne veut pas dire bannir les formats d’opinion, tant qu’ils sont clairement identifiés, mais il faut aussi des journaux et des émissions factuelles. Prenez Fox News, souvent décrié par les libéraux: certaines émissions y étaient sérieuses et abordaient des sujets ignorés ailleurs, comme la crise industrielle dans les régions ouvrières.
Mais ces programmes n’étaient pas forcéement vus par des gens plus à gauche, qui regardaient CNN ou lisaient le New York Times.
Oui, exactement. Ces reportages étaient factuels, mais montraient une réalité que le New York Times ignorait. Si les médias écrivent uniquement pour leur public, ils perdent le reste. Le journalisme doit à nouveau s’ouvrir et raconter des histoires qui concernent tout le monde. Ce n’est pas simple, mais c’est un début.
L'espoir est toujours là pour Jimmy Wales
Qu’est-ce qui vous rend optimiste?
Le fait que la plupart des gens ne sont pas satisfaits de la situation actuelle. Ils croient encore à la confiance — ils font confiance à leurs voisins. Les gens sont, dans l’ensemble, bienveillants, serviables, humains. Si on reconstruit à partir de là, sur la confiance interpersonnelle, on peut aussi retrouver la confiance collective. C’est ce qui me donne espoir.
Avec Trust Café, vous lancez un nouveau réseau social. La technologie peut-elle nous aider?
Oui, je le crois. Notamment l’intelligence artificielle. Des recherches montrent des choses fascinantes. Dans une expérience, on a demandé à des personnes aux opinions politiques extrêmes de discuter avec une IA. Résultat: elles ressortaient souvent moins radicales, parce que la machine présentait calmement les arguments des deux côtés.
Bien sûr, on pourrait aussi créer une IA biaisée, conçue pour défendre une idéologie — ce serait dangereux. Mais pour l’instant, la plupart des grands modèles restent plutôt centristes.
Mais les entreprises doivent aussi gagner de l’argent. Faut-il une IA à la Wikipédia?
Je ne sais pas. Former un modèle complet coûterait une fortune — bien au-delà des moyens d’une organisation à but non lucratif. Mais l’idée reste passionnante.
D'ailleurs, pourquoi Wikipédia est-elle une organisation à but non lucratif?
Au départ, je ne m’étais même pas posé la question du financement. Je voulais simplement créer une encyclopédie libre et accessible à tous. Je ne savais pas combien cela coûterait ni comment ce serait possible. Très vite, les bénévoles ont voulu que Wikipédia reste non lucrative, et cela m’a tout de suite séduit. Mais les gens feraient-ils vraiment des dons? Nous avons voulu le tester avec une première campagne. Depuis, nous savons: oui, ils le font.
Serait-il possible de créer quelque chose de similaire, mais rentable?
Je ne vois pas comment.
