Sur Lower Broadway, l'artère principale du centre-ville, il est à peine 13h00, l'ambiance déjà pétaradante. Pour s'accaparer l'attention des touristes qui affluent de toute l'Amérique, les bars rivalisent de décibels, d'écriteaux en néon et d'happy hours avec Margarita à 5 dollars. La musique jaillit, déborde, dégouline. Jusqu'au bout de la nuit.
Sur les trottoirs, boots et santiags à paillettes, jupes à volants et chapeaux de cow-boys déambulent dans l'ivresse et la bonne humeur. Pas de doute, nous sommes bien à Nashville, Tennessee. L'endroit où il faut être. En particulier les aspirants musiciens. Qu'ils viennent de New York, Los Angeles ou d'un bled paumé de l'Ohio. C’est sur ce bitume et dans des salles à moitié vides qu'ils doivent réaliser, et souvent écraser, leurs espoirs de gloriole et de fortune.
C'est ici aussi qu'il y a plus de vingt ans, une gamine de 14 ans, aux boucles blondes appétissantes et à la tête d'écureuil, débarquait avec ses parents et sa guitare sous le bras, pour tenter l'aventure. Taylor Swift. Laquelle considère toujours Nashville comme «sa maison» et où elle possède notamment un penthouse, dans le quartier de Midtown.
Aujourd'hui, la petite country girl a cédé sa place à un raz-de-marée pop mondialisé. Qu'on la vénère, qu'on l'adore, la déteste ou, dans notre cas, l'observe avec une fascination mêlée d'incrédulité, impossible d'y échapper. Est-ce le cas Nashville aussi, la ville qui l'a lancée?
Pour comprendre comment le berceau de la musique country s'accommode du succès de son ancienne protégée, il faut se rendre là où tout a commencé: le Bluebird Café. A la fois salle de concert, bar et restaurant, c'était une institution bien avant que Taylor Swift y soit repérée par son futur agent, un soir de novembre 2004.
A 17h30, nous filons vers Green Hills, en banlieue de la ville, pour l'ouverture. Et découvrir une file d'attente qui s'étend déjà à l'autre extrémité du parking.
Le premier concert de 18h00 affiche déjà complet, nous informe Ronny, un septuagénaire chargé d'aiguiller - ou de refouler - les visiteurs avec tact. Après nous avoir accordé l'autorisation d'aller jeter un coup d'oeil, il nous suggère de revenir pour le concert de 21h00. «Venez tôt», tient-il bon de nous préciser. Marché conclu. On comblera l'attente avec une poignée d'onion rings et de «Nashville Buffalo Wings» au pub, de l'autre côté de la route.
Pour pallier le flot de Sweefties en transe qui s'apprêtent probablement à déferler sur ce bar exigu, nous campons devant l'entrée dès 19h30. L'occasion d'échanger un peu avec Ronny. Ce charmant retraité, sociable et bavard, a accepté ce job pour arrondir ses fins de mois - mais surtout pour «rencontrer et causer avec des gens».
Des Swifties, il en voit à la pelle. La plupart ne font que passer. Juste le temps d'un selfie. Sans prendre la peine de s'arrêter pour voir un concert dans ce temple vénérable.
C'est ce qu'on ne tarde pas à constater, ce soir-là, dans la file d'attente. Pas une seule Sweeftie en vue. Ici, un couple de Floridiens d'une quarantaine d'années. Là, trois soeurs en vacances, dont deux soeurs originaires du Montana et la troisième, Joleen, infirmière installée à Las Vegas. Là encore, trois touristes du Canada, une maman et ses deux filles adolescentes, dont ni l'une ni l'autre n’a très envie de nous avouer qu’elle est venue pour ça.
On tente notre chance avec deux vingtenaires, sans plus de succès. Avec une moue amusée, Ingrid promet qu'elle n'aime pas Taylor plus que de raison. Elle aussi, comme les autres, tenait d'abord à découvrir «ce lieu très célèbre».
A 21h00, nous prenons place au comptoir. Lumière tamisée, guirlandes de Noël qui pendouillent, moquette défraîchie et murs tapissés de photos jaunies de célébrités. Le local exigu baigne dans son jus et une ambiance décontractée. On déniche évidemment la bouille de Taylor dans un coin - la seule ou presque dépourvue d'autographe. La chanteuse est pourtant repassée «récemment», en 2018, pour gratifier les clients d'un concert surprise.
Lorsqu'on surprend enfin une blonde d'une soixantaine d'années en train d'immortaliser le mur avec son iPhone, elle nous répond avec un brin de gêne: «Ah non non, c'est pas pour moi! C'est pour ma nièce! Elle a 16 ans».
A croire que personne n'aime plus Taylor Swift. Un poil déconfit, on se tourne vers le barman, qui nous glisse en même temps qu'un Gin tonic: «Il y a définitivement pas mal de fans qui passent dans le coin, mais elles ne nous embêtent pas.»
On sent bien effectivement que, Taylor, il s'en fout un peu. Pas le temps de le cuisiner davantage. La musique démarre. La bière coule à flots, les doigts piochent dans les chips et les dents mordent avec gourmandise dans le club sandwich maison. On se laisse aller à taper du pied et à oublier cette satanée Taylor Swift dont personne ne veut parler.
Le lendemain matin, l'aube se lève sur Nashville. Les pavés de Broadway sont encore collants de tequila et les Honky-tonks tout juste endormis, lorsque l'on prend la direction de Pancake Pantry, dinner situé dans le quartier universitaire d'Hillsboro. Le spot préféré de Taylor Swift pour prendre son petit-déjeuner, selon la légende - et Internet.
Son plat fétiche? Les pancakes à la patate douce. Le serveur, Dan, la trentaine, cheveux fins noués en queue de rat et t-shirt de hippie multicolore, nous accueille. Malgré l'heure matinale, il fait preuve d'un enthousiasme aussi sucré et débordant qu'un filet de sirop d'érable.
S'il sert des tas de Swifties à longueur de journée, Taylor, en revanche, il ne l'a jamais vue de ses propres yeux. Il nous désigne une table du menton. «Il paraît que c'est là qu'elle avait ses habitudes».
En fait, il n'est même pas trop sûr. Le mythe des pancakes à la patate douce est né d’une serveuse de longue date, désormais à la retraite, qui aurait servi la jeune chanteuse plusieurs fois.
Presque surpris de constater qu'aucune plaque à l'effigie de la chanteuse n'a été vissée sur la table, on en profite pour lui demander si Nashville est toujours fière de son icône. Parce que, franchement, on commence à nourrir quelques doutes. «Oui, bien sûr qu’on est fiers. Mais la vie continue», admet Dan.
Après avoir promis à Dan de revenir goûter ses célèbres pancakes un jour, on pousse la porte de chez Fido, situé cent mètres plus loin, sur le même trottoir. Le «café préféré de Taylor Swift», assure entre autres Forbes et le site web Eater Nashville, où elle aurait eu pour coutume de commander un «non fat caramel latte».
Kevin, qui bosse là depuis deux ans et demi, n'a jamais servi la superstar non plus. Un brin désabusé et avec un haussement d’épaules, il nous explique: «Je crois qu'elle avait noté Fido quelque part dans ses lieux préférés. Sur Tumblr, je crois. Du coup, on attire pas mal de curieux».
Est-ce qu'il en a marre de voir son lieu de travail muté en sanctuaire pour fans transis? «Ouais, un peu», admet le jeune homme, tout en en reconnaissant qu'il trouve cela aussi assez «inspirant». Lui, le batteur débarqué tout droit de New York avec l'espoir de percer. Est-ce que sa ville d'adoption partage son avis? «Sans doute. Les gens sont fiers, mais sans plus. Ah! Mais il y a quand même eu ce truc de fous, quand Taylor a été retirée du Legends Corner», se souvient Kevin. Ça, ça a fait tout un foin».
En effet. Le barista fait référence à ce jour polémique de décembre 2020, lorsque le visage de Taylor Swift a été retiré de la célèbre fresque murale qui représente «les stars passées, présentes et futures de la musique country», sur Broadway Avenue. Au grand dam de ses adeptes, la chanteuse a dû céder la place au chanteur Brad Paisley. Il ne reste aujourd'hui de l'ancienne chouchou de Nashville, sur ce mur qui est un passage obligé pour les touristes, qu'une discrète mèche de cheveux blonds presque effacée.
Un dernier passage par la bibliothèque de l'université Vanderbilt, où Taylor a tourné l'un de ses premiers clips, The Story of Us, et on en profite pour cueillir quelques étudiants en sweatshirt et yeux collés de sommeil, en route vers leur cours de chimie. Samuel et Nancy, deux étudiants en infirmerie, nous jurent avec un rire qu'ils n'ont pas choisi cette université à cause de Taylor. «Mais bien sûr que je suis allée jeter un oeil à la librairie dès mon premier jour, juste par curiosité!», admet la jeune femme.
Notre tournée se conclut à la Fanny's House of Music, un magasin spécialisé situé de l'autre côté de la ville, que l'artiste a salué pour «ses instruments, ses cours, ses articles vintage et son personnel sympathique».
En passant la porte de la boutique, Charlie, un vendeur aux faux airs de surfeur californien, interrompt un air de guitare. Il n'a l'air qu'à moitié surpris quand on lâche le nom de la superstar. «Ah! Ça fait un sacré moment qu'elle n'est pas venue. Tu l'as vue récemment, Taylor, toi?» lance-t-il à son collègue avec un clin d'oeil. «Nope!» réplique ce dernier, les bras chargés de vinyles.
L'absence de Taylor et son revirement musical n'empêchent toutefois pas les deux employés de chez Fanny's d'en parler avec chaleur.
Oubliée? Effacée? Pas tout à fait, donc. Même si, en quittant ce haut lieu de la musique country, on a plus l'impression que Nashville s'accommode d'avoir abrité la femme la plus célèbre de la planète... pour mieux aller de l'avant et dénicher sa prochaine vedette. Un barista nommé Kevin, qui sait?