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Il est petit et mignon. Bien souvent, sa simple manifestation se substitue aux longues phrases, traduisant immédiatement le fond d’une pensée ou l’exacte nature d’un état d’esprit.
Depuis sa première apparition – un visage souriant et rond et deux points en guise d’yeux– le 10 mars 1953 dans le New York herald tribune, le smiley s’est développé, a muté, s’est réinventé pour devenir aujourd’hui un outil de communication incontournable et (presque) indispensable à nos quotidiens. Il ponctue, surligne, met en lumière, sous-entend. Il est infini et pluriel.
Il n’empêche que dans cet océan d’images bigarrées trône, fier et têtu, un insoumis, un petit bug, un être sibyllin, voire légèrement retors… Le fameux smiley «upside-down»!
Introduit discrètement dans nos existences connectées en octobre 2015 sur iOS et deux mois plus tard sur Android, cet emoji (pas du tout comme les autres) s’est démarqué en un rien de temps par sa faculté à échapper à toute explication clé-en-main.
De forums en débats, son sens véritable fait l’objet d’interrogations, alors que d’ordinaire, les célèbres pictogrammes ont cela en commun qu’ils sont rapidement identifiables par le plus grand nombre.
«La force du smiley, c’est d'être un langage international, compréhensible par toutes les nationalités», explique en effet Julien Tellouck, animateur-producteur sur Game One et Fun Radio, et auteur de plusieurs ouvrages sur la culture geek aux éditions 404 et du jeu Emoticônes challenge sorti en 2017. «Si vous partez à l'autre bout du monde, au Japon ou en Indonésie, quelques smileys vous suffiront à vous faire comprendre. Aucun autre moyen d’expression ne peut l'égaler en termes d'accessibilité.»
Et pourtant, dans cet univers 100% clair, le smiley upside down titille. Tandis que ses congénères émoticônes, ou emoji chez nos amis nippons, incarnent une émotion, un geste ou un objet dans ce qu’ils ont de plus littéral – illustrant tour à tour la colère, la peur, la joie, l’angoisse, la tristesse ou le dégoût –, le visage qui sourit la tête à l’envers se cuisine en effet à toutes les sauces émotionnelles. Et ce, des autoroutes de Twitter jusqu’à l’univers filtré d’Instagram.
Visiblement, cet affranchi ne souhaite pas se résumer à une seule émotion. Pour la twittos Buffy Mars, 28 ans, il serait idéalement judicieux de lui donner le surnom de Chandler Bing, en référence au personnage culte incarné par Matthew Perry dans la sitcom Friends. «Pour moi, il montre qu'il y a un double sens à ce qu'on peut dire. Tantôt il est sarcastique et permet de révéler le second degré – très pratique à l'écrit. Tantôt il vient souligner un commentaire graveleux qui ne serait pas compris du premier coup. Je l'ai déjà vu utilisé pour exprimer le fait de rire jaune ou de sourire sans vraiment être sincère.»
Ils sont nombreux à souscrire à cette interprétation, prouvant que l’essence des prémices dudit smiley – en l’occurrence l’incarnation de la niaiserie, de la maladresse ou du ricanement, d’après les informations de la bibliothèque en ligne Emojipedia – s’est considérablement effritée. Un constat auquel souscrit également le journaliste Romain Dillet, 32 ans, qui, comme Buffy Mars, a lui aussi choisi l’upside down smiley pour habiller son compte Twitter. «C’est le couteau suisse des emojis, utile pour se sortir de nombreuses situations», lance-t-il.
Il poursuit: «Il signifie TOUT. Il m’arrive aussi de l’employer pour dire que je trouve quelque chose ridicule. Il est d’apparence banale puisque ce n’est qu’un sourire. Mais le fait qu’il soit inversé change tout. C’est comme si je souriais à la personne qui me lit, mais qu’on ne voit pas les choses de la même manière. L’un de nous a la tête à l’endroit, et l’autre à l’envers. Mais qui est à l’envers exactement?» Une question ouverte qui conclut plutôt bien cette approche quasi psychanalytique.
Sa recrudescence est en tout cas manifeste. Son emploi, protéiforme. Pour comprendre ce que recherchent ses utilisateurs, nous sommes allés taper à la porte de Pierre Halté, chercheur post-doctoral en science du langage à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon. Et l’intéressé d’assimiler cette tendance à un simple effet de mode, à un besoin communicationnel, une manière d’investir un sens nouveau au traditionnel et pionnier smiley qui sourit. Malgré la trivialité apparente de l’explication, le spécialiste reconnait tout de même qu’un but se trame derrière l’usage du smiley upside down.
«Il s’agit bien d’un emoji qui représente un sourire, qu’il soit à l’envers n’y change rien. Mais son sens en contexte est plus complexe. L’idée fondamentale est d’utiliser la signification de l’emoji de sourire, qui est positive, puis de la renverser, tout comme le signe lui-même est renversé», explique-t-il.
Pour Pierre Halté, il s’agit là, après tout, d’un «signe parmi une banque d’autres signes, dont les internautes s’emparent pour lui donner un sens particulier». Un phénomène classique qui, comme il le rappelle, s’est déjà vérifié sur les réseaux sociaux avec le recours de l’émoticône aubergine, censurée sur Instagram en raison de son usage en qualité de métaphore phallique. «Beaucoup de smileys peuvent être utilisés pour indiquer l’ironie, le sarcasme ou la gêne. Un simple sourire permet de le faire si le contexte s’y prête», insiste Halté, comme pour démontrer que, selon le contexte ou l’angle du regard posé, n’importe quel emoji peut, in fine, voir son sens complètement transfiguré.
Le sarcasme, la maladresse, l’inconfort, la résignation, l’embarras, l’irritation… Les caractéristiques attribuées au smiley upside down sont tentaculaires. Au bout du compte, on peut séquencer, à partir de tous ces qualificatifs, une caractéristique assez claire: celle de donner un visage à un sentiment qu’il est difficile d’exprimer. Exemple avec ce SMS inventé pour l’occasion:
Somme toute, la tête retournée, bien que souriante, est rarement le fruit d’un fait positif. Soit elle traduit les failles de votre interlocuteur, soit elle vous met face à un comportement empreint de négativité.
Osons espérer que le fameux Keith Broni, premier traducteur d’emoji de l’histoire, recruté par la société londonienne Today translations, pourra un jour nous éclairer définitivement.
Cet article a été publié initialement sur Slate. watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original.