En novembre 2023, Giulia, une jeune diplômée de 22 ans, mourrait à Padoue, en Italie, après avoir été poignardée à 26 reprises par son ancien petit-ami âgé lui aussi de 22 ans.
En décembre, un Valaisan de 36 ans a tiré sur une femme de 34 ans, avant d'abattre le directeur de son ancien lieu de travail et de blesser la secrétaire de ce dernier. Le Collectif Femmes Valais, qui s'est exprimé dans le Femina, ainsi que différents médias comme Le Nouvelliste, qualifiaient le crime de féminicide. Le meurtrier était obsédé par sa victime – qui avait lancé des procédures judiciaires à son encontre – et avait harcelé d'autres femmes. Le Ministère public valaisan a ouvert une enquête pour assassinat, subsidiairement meurtre.
Qui sont ces hommes qui commettent l'irréparable? Le psychiatre Dr. Dominique Marcot, médecin chef de la filiale légale du Centre Neuchâtelois de Psychiatrie (CNP), suit depuis 2011 des auteurs de féminicides dans les prisons suisses. Voici ce qu'il a pu observer.
watson: Est-ce qu'il existe un profil type d'un auteur de féminicide?
Dr. Dominique Marcot: Non. Mais il y a des ressemblances dans les profils individuels de ces hommes.
Quelles sont les ressemblances entre les auteurs de féminicides?
Pour en arriver à un acte aussi grave, il y a une série de facteurs de risques qui sont présents. Certains sont directement liés à la personnalité de l’auteur. Par exemple, si c'est quelqu’un d’impulsif, d’égocentrique, sans empathie, qui a tendance à réagir de manière agressive lorsqu’il est confronté à des difficultés, qui est indifférent aux sentiments d’autrui, qui pense qu’il fait toujours tout juste, qui ne se remet pas en question et qui est persuadé que les problèmes viennent de l’autre. Un facteur de risque à lui tout seul ne fait toutefois pas de quelqu'un un criminel.
Quelle est l'histoire personnelle et familiale des hommes que vous avez suivi en prison?
A nouveau, il y a des éléments qui se retrouvent.
Lesquels?
Les auteurs de féminicides ont souvent été confrontés à des choses difficiles, à de l’adversité, voire à des traumatismes dans leur enfance. Ils n’ont pas réussi à surmonter ces problèmes ou ils ont essayé par des moyens peu heureux, comme l’alcool et/ou la drogue. Ils sont dans une posture de déni face aux difficultés qu'ils ont vécues: ils ne veulent pas y réfléchir, y repenser. Une attitude qui a des répercussions dans leur vie quotidienne.
Dans la plupart des cas, ils ne se sont pas construits correctement. Ils n'ont pas trouvé le soutien adéquat à certains moments critiques de leur vie. Ils sont souvent influençables. Mais ce qui va conduire une personne à passer à l’acte dépend de chacun, des circonstances, de l’environnement. Je me répète: la présence de telles caractéristiques chez quelqu'un ne signifie pas qu'il passera un jour à l'acte.
Ces hommes sont influençables: par quoi? Par qui?
De nos jours, ces valeurs suggèrent parfois: «Tu es l’homme, c’est toi qui dois porter la culotte, etc.» C'est une vision du couple qui va favoriser le conflit.
Quel est l’élément déclencheur, celui qui pousse quelqu'un à commettre un féminicide?
Il est toutefois difficile de savoir s’il y a un risque élevé de passage à l’acte meurtrier. Beaucoup de facteurs entrent en ligne de compte. Dans une situation de crise, il est important d’avoir le soutien, par exemple, de sa famille, de ses collègues, de la police, des soignants, etc. La manière dont l’environnement de la personne va réagir est déterminante. Si l'auteur potentiel se sent démuni, cela peut être dangereux.
A quoi ressemble cette «situation problématique qui existe toujours en amont»?
Il y a constamment un lien affectif entre l’auteur et la victime: il s’agit de sa compagne ou de son ex-compagne. Plus la situation est complexe et problématique entre eux, plus elle va sembler insurmontable pour l’auteur, qui ne supporte pas l’idée de perdre sa femme ou qu'à cause d'elle il perde, par exemple, le contact avec son enfant. Ce risque, ressenti comme un abandon, est insoutenable. Cela renvoie la personne à des émotions passées extrêmement difficiles qu’il ne supporterait pas de revivre.
Nous ne sommes pas dans une logique cartésienne, mais émotionnelle, qui peut prendre des chemins très dangereux. L’auteur d'un féminicide est persuadé que le problème vient de l’autre. Il a peur de perdre le contrôle sur cette personne, donc il tue.
Comment les auteurs de féminicides perçoivent-ils le couple?
Ils pensent: «Parce que je suis l’homme, je commande et il faut m'obéir.» Le problème dans cette vision est le différentiel de pouvoir entre les deux parties: plus il est grand, plus celui qui se sent au-dessus abuse de celui qu'il estime en-dessous. Celui qui se pense au-dessus a besoin d'être rassuré de son pouvoir, surtout s'il n'est pas sûr de lui, s'il est anxieux par rapport à sa place, à sa valeur, à son identité. Dans ce contexte, quand ces hommes se sentent offensés, ils réagissent par la violence, la vengeance.
Lorsque quelqu'un a besoin de telles preuves, il n'est pas équilibré.
Comment perçoivent-ils la femme?
Ils la possèdent. Elle n’est pas un alter ego. Ils n’ont aucune empathie envers elle. Le rapport est instrumental: la femme est là pour leur servir à quelque chose. Être marié leur apporte beaucoup et ils sont dans le désespoir total à l’idée d’être quittés. L’auteur de féminicide ne peut pas s’imaginer être sans sa compagne, même s'il la maltraite. Elle est là pour qu'il se sente bien, mais elle n'a aucune autonomie.
Lorsqu'un auteur de féminicide a commis l'irréparable, comment perçoit-il son crime une fois en prison?
Il y a plusieurs manières de réagir:
Comment réagissent les proches?
J’ai rarement rencontré les familles des hommes que j'ai suivis. Le peu de fois où c’est arrivé, les proches étaient ravagés par le crime. Parfois, ils se positionnent en soutien. Ils ne veulent pas forcément couper les ponts. Mais soutenir ne veut pas dire approuver. Comprendre ne veut pas dire excuser.
Vous suivez des auteurs de féminicides en prison depuis plus de 10 ans. Quel est le but d'un tel suivi?
Dans la majorité des cas, ces personnes vont sortir après plusieurs années de détention. La société a tout intérêt à ce qu’elles sortent dans les meilleures dispositions possibles avec la possibilité de se réinsérer. Cela peut passer par une thérapie, mais il ne faut pas uniquement compter là-dessus.
En tant que psychiatres, nous avons comme objectif que ces hommes commencent à réfléchir. La prison n’est pas uniquement un endroit de punition et de frustration. Ils doivent pouvoir parler de ce qu’ils vivent et sortir de leur isolement, pour se donner la chance de changer quelque chose chez eux.
C'est-à-dire?
Le but est qu'ils prennent conscience de ce qu'ils ont fait et des conséquences de leur crime sur les proches de la victime, notamment. Ils doivent accepter ce qui s'est passé et prendre leurs responsabilités. Nous aidons ces hommes à identifier les problématiques qui ont contribué au passage à l'acte et nous élaborons des stratégies pour contrer, à l'avenir, ces facteurs de risque. Le travail fait en prison est un travail de prévention qui servira une fois qu'ils seront libérés. S'ils sortent un jour.
Est-ce que ces hommes peuvent être soignés?
Quelqu'un qui commet un féminicide a une personnalité complexe. Nous essayons de créer la possibilité d'un dialogue qui permettrait à la personne de réfléchir sur elle-même. Dans certains cas, nous observons un changement. Mais c'est impossible de dire: cet individu a purgé sa peine, il a suivi une thérapie, le risque de récidive est inexistant.
Une fois sortis de prison, comment éviter une récidive?
Si un auteur de féminicide est considéré comme trop dangereux, il ne sera pas remis en liberté même s'il a exécuté sa peine. Quant à ceux qui sortent, ils seront surveillés de près toute leur vie par les autorités de probation. Et la loi suisse prévoit divers moyens pour remettre quelqu'un en prison si les autorités remarquent que la situation de couple commence dangereusement à se péjorer.
En 2023, le site stopfemizid.ch a recensé 17 féminicides en Suisse. Comment faire en sorte que ces chiffres diminuent?
Dans les transports publics, il y a des affiches de prévention destinées aux femmes victimes de violences conjugales, avec un numéro de téléphone à appeler en cas de besoin. Il faudrait les mêmes affiches à destination des auteurs ou des potentiels auteurs de violences, afin qu’eux aussi aient des interlocuteurs vers qui se tourner. On imagine ces hommes comme des tueurs machiavéliques, mais dans la majorité des cas, ils sont démunis, dans une impasse et n’auraient pas voulu passer à l’acte, égoïstement parfois pour ne simplement pas finir en prison.
Ils doivent avoir quelqu’un vers qui se tourner s’ils se sentent à risque, s’ils sentent qu’ils ne peuvent pas se retenir. Il faut qu'ils osent parler. Être violent ne signifie pas être malade. Ces hommes n’ont souvent pas de graves problèmes psychiatriques. Cette vision, ainsi que le stigmate et le rejet de la société à leur encontre, rend la communication et la demande d’aide compliquée. Elles sont pourtant essentielles.
Depuis 2006 à Neuchâtel, le Service pour les auteur.e.s de violence conjugale (SAVC) existe. De quoi s'agit-il?
Il y a d’abord un processus d’entretiens individuels, suivi de 21 séances de groupe avec d’autres auteurs de violences. Le fait d’être en groupe favorise le processus thérapeutique. Pour terminer, il y a plusieurs entretiens individuels pour faire le point. Souvent, les personnes viennent parce qu’elles sont obligées, car la police est intervenue et qu'elles doivent désormais consulter.
Est-ce que le processus mis en place autour des groupes de parole fonctionne?
Il y a des habitudes difficiles à changer. C’est un travail délicat qui ne donne pas forcément des résultats tout de suite. En revanche, ce qui est positif est le fait que les auteurs de violences peuvent travailler sur leurs émotions, parler de choses générales ou spécifiques, sans peur du jugement et sans conséquences.
La plupart du temps, ces hommes, dont les profils sont divers et variés, ne savent pas qu’ils peuvent être aidés, mais l'expérimentent avec la thérapie.
Comment se passe «l'après» une fois que les groupes de parole se terminent?
L’effet secondaire heureux est la diminution de la violence. Lorsque ces hommes se retrouvent avec d’autres personnes qui leur ressemblent, la parole de ces dernières a parfois plus de poids que celle d’un thérapeute, à qui ils ne peuvent pas s’identifier. Ils entendent donc mieux les choses. Nous avons des demandes croissantes d’année en année et avons d'ailleurs dû recruter des psychologues.
L'augmentation de la demande veut dire que les violences conjugales augmentent, ou qu’il y a une meilleure sensibilisation?
De plus en plus d’auteurs de violences consultent. Il y a une meilleure conscience sociale du problème, au sein de la police et jusqu’aux magistrats.
Nous observons aussi que les violences conjugales apparaissent très tôt dans le couple, dès l’adolescence. Nous avons donc parfois des mineurs qui viennent consulter.
Faudrait-il faire le travail de prévention encore plus tôt? Directement dans les écoles?
Nous devons faire en sorte que les enfants qui vivent des situations violentes ou qui ont des traumatismes puissent se reconstruire du mieux possible. Ils ne doivent pas être mis de côté, car cela fait le lit des violences. Il faut les accompagner. Cela permettra de mieux prévenir les situations problématiques futures.