Eux, ce sont «les vrais». L'un anciennement affilié à un groupe d'ultras. L'autre à «une bande de potes, sans le barda autour». Ils ne vont pas au stade pour tremper dans des combines louches, mais pas non plus «pour tremper la saucisse dans la moutarde». Ils sont «les mecs à problème». Ceux «qui chantent et qui mettent le feu». Ils sont les choeurs. Ils sont l'âme.
Inutile d'ouvrir un débat sur les déséquilibres du 4-4-2 en losange: le foot, ils s'en «tapent un peu». Leur terrain à eux, ce sont les gradins. Les bons comme les mauvais virages. Ce qu'ils aiment, «oui», ce sont «les problèmes». Les cantilènes et les fumigènes.
Pour appartenir à un milieu extrêmement fermé et codifié, ils refusent de donner le moindre indice qui puisse les identifier, ni leur âge, ni leur provenance, encore moins leur profession. Pourquoi? Parce qu'«un supporter qui parle à un journaliste est un traitre». Eux le font «parce que c'est toi et que tu connais X». «Juste pour que tu comprennes.» Et puis «basta».
Ce lundi, leur pire crainte est devenue réalité. «Mais il ne faut pas croire non plus qu'on est sous Prozac», nuance l'un d'eux. Pour lutter contre les violences en Super League, des billets nominatifs seront juridiquement possibles partout en Suisse, soit par injonction des autorités, soit par une introduction volontaire des clubs.
D'un point de vue strictement pratique, les supporters sont convaincus que cette mesure n'atteindra pas son but. Pis: elle rate sa cible. «Les violences n'ont souvent pas lieu au stade», mais «à plein d'autres places», «près des gares ou sur des itinéraires définis à l'avance», «parfois sur des aires d'autoroute ou en forêt pour la mouvance hooligan». Des places qui ne s'achètent pas sur Ticketcorner.
Reste la question de fond: si l'introduction des billets nominatifs est vaine, pourquoi les supporters la combattent aussi farouchement? Dans« Le Temps», Ronan Evain, directeur de l’organisation Football Supporters Europe, invoque un déni de démocratie:
Ils le disent avec le sourire: si nos deux supporters n'ont pas envie de donner leur nom à l'entrée des stades, ce n'est pas pour défendre des valeurs démocratiques, ce qu'ils semblent considérer comme une posture intellectuelle, mais pour protéger leur vie privée. Parce que tout ce qu'ils font dans un stade n'est pas «100% clean».
Davantage que les déprédations et les bagarres, relativement peu fréquentes, ou même le racisme, ce sont les engins pyrotechniques que visent les billets nominatifs (et que défendent secrètement les ultras). «On touche au coeur du sujet, avouent-ils. Mais autant le dire franchement: personne n'arrêtera les «fumi». C'est un jeu de les faire rentrer au stade et presque un devoir de les craquer. C'est la base d'un mouvement ultra. C'est le feu sacré.»
Juste un petit feu de Bengale pour réchauffer les choeurs? Un peu de frénésie dans un monde de buts? «Je trouve qu'on devrait plutôt nous remercier de mettre de la passion au stade parce que, s'il faut compter sur le foot ou les tribunes, on risque de trouver ça nul. Vous, les médias, vous nous traitez d'abrutis quand un match est interrompu par des «fumis», mais vous êtes les premiers à mettre des photos de nos virages en feu pour vendre vos articles sur "le choc très attendu de ce soir", comme vous dites. Mais attendu par qui, en dehors de nous?»
Ils sont au courant qu'un adolescent a perdu l'ouïe à cause d'un pétard et qu'une fusée lancée par un supporter valaisan a blessé un spectateur au visage à Genève. Ils le savent et ils condamnent: «Dans un virage, il y a toujours des timbrés. Mais la plupart des groupes ultras sont hiérarchisés et organisés. Il y a un timing pour craquer les «fumi». De l'eau pour les éteindre si ça va mal.»
Pour autant, ils refusent que les membres de cette organisation soient identifiés. Ils redoutent les arrestations (un peu) et les jugements (surtout). «Un bête «fumi» peut te poursuivre toute ta vie.»
Car dans ces sociétés tribales que sont les communautés de fans, «il n'y a pas seulement des gamins des quartiers, il y a des gens que tu croises en costard-cravate le lundi sans te douter qu'ils étaient en capuche la veille. Ces gens n'ont pas envie qu'on découvre leur passion, car il y a beaucoup d'ignorance et de fausses idées à leur sujet. Dans le monde professionnel, un ultra passe pour un casseur. Les billets nominatifs serviront à les cataloguer comme des personnes dangereuses puisque tous leurs achats en ligne, tous leurs matchs dans le virage, finiront sur une base de données.»
Il nous faut insister sur ce point: «Ce sont presque tous des bons mecs, mais ils sont dans un virage et, parfois, on doit défendre l'honneur de notre club.» Un virage n'est-il pas une ligne droite qui change d'avis au dernier moment, comme dit l'adage?
Nos deux supporters pensent que face aux débordements, cette mesure sera aussi «efficace» que les autres. Ils citent «les IDS (réd: interdits de stade) qui trouvent presque toujours un moyen d'entrer», avec des complicités loyales, et plus encore l'initiative populaire qui, approuvée le 7 mars 2021, interdit de se dissimuler le visage dans l'espace public. «On continue de porter des cagoules, des lunettes noires, et je ne connais personne qui ait reçu une amende.»
C'est pourquoi, selon eux, l'introduction des billets nominatifs «fera monter la cotte des politiciens», mais «pas diminuer la violence». Un écran de «fumis», en quelque sorte.