On ne peut pas exclure que, d'une certaine façon, l’oeuf est devenu aussi gros que la poule: la puissance des supporters dans le football est proportionnelle à la place qu’occupe ce sport dans nos sociétés contemporaines, jusqu’au plus haut niveau des Etats - puisque même des présidents affichent leur soutien à l'OM.
Plus troublant est le fait que cette puissance s’exprime maintenant, après dix-huit mois de confinement, de manière aussi nette et délurée. Comme si la fermeture des stades avait favorisé ces débordements, «un couvercle qui pète», comme l’a expliqué doctement un émeutier niçois sur LCI.
Pour l’historien Thomas Busset, l’effet saisonnier est bien réel: «Il est frappant de constater que ces problèmes surviennent régulièrement en début de championnat, comme le signe d’une grande impatience», rapporte le collaborateur scientifique du CIES, auteur de plusieurs ouvrages sur le hooliganisme.
Et de citer une anecdote:
On ne peut pas davantage exclure que cette violence ordinaire, âneries, vacheries et autres singeries, soit tout simplement bête, sans véritable origine sociologique. Des supporters de Feyenoord ont vandalisé la fontaine Barcaccia à Rome et toutes les recherches scientifiques du monde n'ont pas permis de comprendre la démarche, sauf à ne pas aimer l’eau ou en avoir très peur.
Peut-être est-ce notre erreur de sachants, notre frigidité de bien-pensants, de chercher obstinément des revendications là où il n’y a qu’une guérilla de bac à sable, armée de guenilles et de slogans de supérette, dont l’unique espoir est d’attirer l’attention, petit frisson de gloire pour couillon anar, à faire passer le jet de bouteille pour un mouvement de protestation et le glaviot pour un rejet de la société.
Sauf que désormais, les incivilités sortent largement des limites du terrain. Avec toujours plus d’assurance, l’ultra basique exprime ses doléances jusqu’au domicile des dirigeants dont il réclame la tête (Kita, Puel, Deschamps), envahit le terrain en faisant comme chez lui (GC, Nice), descend dans la rue (Bâle) et boute le feu au centre d’entraînement (Marseille) comme une annexion de l’espace public à son pré carré.
On ne peut pas exclure ici que les supporters aient attrapé la grosse tête.
Et néanmoins: «Ne voir dans les ultras qu’un pouvoir de nuisance revient à ignorer qu’ils sont surtout un contre-pouvoir, écrit le chroniqueur Jérôme Latta dans Le Monde. Le football a besoin de ses ultras pour assurer l’ambiance dans les stades, mais aussi comme force d’opposition.»
C’est une réalité objective, non moins contemporaine, que les supporters sont les héros de la lutte contre la Super ligue européenne, et qu’ils se posent en dernier rempart du prolétariat face à la gentrification du football, celui des affaires et des accointances, des nababs et des hedges funds, «coupé de son ancrage social et régional», selon la salve du président de l’ASF Dominique Blanc au congrès de l’UEFA.
Comme un acte de contrition (à moins que ce ne soit toujours de la démagogie), Chelsea a intégré un représentant des supporters au conseil d’administration. Jamais le mouvement ultra n’a obtenu autant de légitimité que dans sa défense des vieilles valeurs européennes, des valeurs d’unité et de tradition, vraiment. Mais comment interpréter ces mêmes actes lorsque, ailleurs, à d'autres moments, l’échelle de valeurs ressemble à un escabeau?
En amont de la mouvance ultra, il y a le hooliganisme lui-même, et l'idée vaguement rassurante que cette violence en apparence gratuite participe à de valeurs plus archaïques, la loyauté, l’affirmation de la virilité, la défense du territoire, avec un romantisme de cap et d’épée - et néanmoins des codes d’honneur très stricts et durs.
Les plus bêtes sont généralement repérables à leurs instincts grégaires, sinon à leurs cris derrière les grillages, ces singes auxquels ils finissent par ressembler (eux).