En ce samedi après-midi pluvieux de novembre, l'arbitre Anojen Kanagasingam et son assistant Claudio dos Santos sont assis dans le train. Leur destination? Le stade de la Schützenwiese à Winterthour, où l'équipe locale affronte le leader YB.
Avec un autre assistant et le quatrième officiel, qui rejoindront les deux hommes au stade, ils forment «la troisième équipe», comme Kanagasingam l'appelle. Et elle est jeune: Kanagasingam n'a que 29 ans, tandis que le plus âgé, le Valaisan dos Santos, n'a soufflé que 32 bougies.
Dans le wagon, les deux officiels portent un training noir avec le sponsor sur le dos et ont des sacs de sport. Autrement dit, pour un œil averti, ils sont reconnaissables. Est-ce que ça amène parfois des situations désagréables? «Rarement», répond Anojen Kanagasingam. Ce jour-là, ils ne feront face à aucune réaction négative des fans. Ça aurait sans doute été différent s'ils avaient voyagé avec le train spécial des supporters, imagine l'arbitre avec un sourire. D'ailleurs, certains de ses collègues préfèrent voyager en civil pour ne pas être reconnus.
Le train s'arrête à Winterthour. La gare est encore calme, pas de supporters en vue. En baskets et en survêtement, les deux arbitres bravent la pluie.
Ils ont suffisamment de temps pour prendre un café sur le chemin du stade. Avec leur accoutrement, le serveur comprend tout de suite qu'ils ont un lien avec le match de foot du soir à la Schützenwiese. Quand Kanagasingam et dos Santos expliquent à cet homme d'un certain âge qu'ils en sont les arbitres, il se met à raconter diverses situations du championnat portugais dans lesquelles il se sent désavantagé, lui et son équipe préférée, le FC Porto.
Le serveur souhaite bonne chance aux deux officiels au moment où ils quittent l'établissement.
Au stade, les arbitres sont accueillis par le responsable de l'arbitrage, Heinz Wullschleger. Cet homme de 83 ans, qui dirige toujours lui-même des matchs chez les seniors, s'occupe depuis 34 ans des sifflets qui viennent à la Schützenwiese. «Après le match, on parle de tout, sauf du match», raconte le Zurichois.
Il rappelle que sa tâche n'est pas d'évaluer la performance des arbitres, mais de veiller à ce qu'ils se sentent à l'aise. Alors il a tout prévu: des sandwichs, du Gatorade, des bananes et des Snickers sont à disposition dans le petit vestiaire.
Dehors, il pleut et il fait froid. Une météo qui ne donne pas spécialement envie aux quatre officiels d'aller contrôler le terrain. Mais le protocole, c'est le protocole.
Les deux équipes s'échauffent sur le terrain, c'est aussi le moment pour les arbitres de faire leur échauffement. A l'époque, quand il officiait en Challenge League, Anojen Kanagasingam passait en revue chaque détail avec les assistants avant le match, discutait des situations de jeu et de la répartition des compétences. «Ça m'a donné de l'assurance», affirme-t-il. Aujourd'hui, avant la partie, le Bernois se concentre davantage sur la préparation physique, la collaboration avec les assistants et sur les deux équipes.
La pelouse est praticable, tout le monde s'est échauffé, c'est l'heure du match. Anojen Kanagasingam et les juges de ligne, tous avec un maillot jaune fluo, arrivent dans le tunnel menant des vestiaires à la pelouse, suivis par les deux équipes. On a presque l'impression, pendant un bref instant, que les 25 hommes font tous partie de la même équipe, venue pour divertir les spectateurs de la Schützenwiese, qui affiche complet. Kanagasingam, en tête du cortège, est concentré, mais pas nerveux.
Sur le terrain, le match part très fort. Après six minutes, c'est déjà 1-1.
A la 15e, l'arbitre met pour la première fois la main à la poche pour donner un carton jaune à Filip Ugrinic. L'attaquant d'YB est coupable d'une simulation. Dans les tiribunes, quelques gamins surexcités crient: «Bravo arbitre»! Ugrinic et les Bernois ne sont évidemment pas d'accord avec cette décision. Elle fera d'ailleurs l'objet de discussions après le match entre le sifflet et son formateur.
A l'heure du thé, Anojen Kanagasingam a sorti trois cartons jaunes, tous contre des joueurs de Young Boys. Mais c'est bel et bien le champion en titre qui mène 2-1.
Les joueurs et les arbitres rentrent aux vestiaires. Kanagasingam ne dit rien pendant les premières minutes, visualisant ce qui s'est passé. Puis, lorsqu'il est prêt, il discute avec ses assistants des actions de la première mi-temps et des points sur lesquels ils doivent se concentrer pendant la seconde.
Ce soir-là, c'est la pelouse qui est au centre des discussions. Elle est glissante. Pour l'arbitre, ça signifie que son regard doit s'attarder plus longtemps que d'habitude sur la situation de jeu.
C'est précisément un «duel incontrôlé» du genre qui occupera tout particulièrement l'équipe d'officiels en deuxième période.
Comme durant les 45 premières minutes, l'arbitre doit souvent intervenir. Il y a d'abord cette altercation entre le milieu bernois Darian Males et le Zurichois Samuel Ballet, qui vaut un carton jaune aux deux protagonistes.
Huit minutes plus tard, Anojen Kanagasingam brandit à nouveau son carton jaune, cette fois-ci à l'adresse de Sandro Lauper pour une intervention trop musclée. Raphael Wicky, l'entraîneur d'YB, saute du banc de touche et crie, fâché, en direction du directeur de jeu.
N'en déplaise à Wicky, la situation sera même pire pour son équipe. La VAR se manifeste depuis les locaux de Volketswil (ZH). Problème: l'écran est en panne. Un souci technique rare. Quand il est résolu après quelques minutes, l'arbitre regarde la scène et revient sur sa décision: il sort finalement le rouge pour Lauper!
Même avec un homme en moins, YB fête une victoire méritée 4-1 et consolide sa première place au classement.
Alors que les joueurs restent encore un peu sur le terrain, qu'ils nettoient leurs crampons sous le robinet et qu'ils échangent quelques mots avec leurs adversaires, les quatre officiels filent directement dans leur vestiaire. Après la douche, le débriefing est encore au programme. Heinz Wullschleger apporte des pizzas dans la petite salle, où les quatre arbitres et les deux coachs qui les rejoignent commencent à se sentir à l'étroit.
Tour à tour, les membres de la «troisième équipe» font part de leurs impressions et des décisions qu'ils ont prises sur le terrain. Beaucoup de choses tournent autour de la collaboration entre les quatre officiels. Sertac Kurnazca, le coach des assistants, est satisfait de leur performance. Il ne voit une marge de progression que dans leur communication:
Ainsi, l'arbitre serait conforté dans sa décision et les joueurs le remettraient moins en question. La communication est également essentielle lorsque la décision de lever ou non le drapeau est prise de justesse. «Si tu ne décides pas le hors-jeu dans une situation ambiguë, tu peux le communiquer en disant "Play on" pour rassurer les autres», conseille le coach.
Anojen Kanagasingam est lui aussi globalement satisfait de sa prestation, mais une action le contrarie: le carton rouge de Lauper. Il estime qu'il aurait dû le voir tout de suite, sans l'aide de la VAR. Le jeune arbitre et son coach, Claudio Bernold, fixent la barre haut: l'exigence doit être de reconnaître et de sanctionner adéquatement de telles fautes directement, sans l'assistance vidéo.
Mais sur cette action, Claudio Bernold loue le comportement de son protégé pendant la panne d'écran:
L'arbitre partage ces éloges à ses assistants:
Une scène qui fait beaucoup parler dans le petit vestiaire au sous-sol de la Schützenwiese est le carton jaune qu'Ugrinic a reçu pour sa simulation. Kanagasingam soutient toujours sa décision, mais admet qu'il est très sensible à l'infraction «tromper l'arbitre». Et il souhaitait aussi tout de suite dissuader les joueurs de le faire.
Le jeune directeur de jeu reçoit un autre conseil de son formateur:
Le coach donne un exemple: en tant qu'arbitre, il n'est pas optimal de dire au joueur X qu'on est sûr qu'il a encore touché le ballon. S'il s'avérait que ce n'est pas le cas, ça saperait notre autorité. Il serait préférable de dire dans ce cas: «Pour moi, il me semble que tu as encore touché le ballon».
Dans une situation, le sifflet bernois avoue s'être laissé un peu trop emporter par ses émotions. Le joueur de Winterthour Samuel Ballet s'est mis à plusieurs reprises juste devant le ballon sur des coups francs d'YB – un geste qui méritait un jaune. Agacé, Anojen Kanagasingam lui a lâché:
Son formateur valide l'auto-critique: il fait remarquer que celui qui se laisse guider par ses émotions perd toujours un peu sa concentration. Or celle-ci est indispensable pour tenir son match.
Claudio Bernold est toutefois satisfait de la performance de Kanagasingam. Il loue sa gestion des joueurs dans ce match engagé et se montre impressionné par les près de douze kilomètres parcourus en 90 minutes par le jeune directeur de jeu.
Sur le terrain, l'aisance linguistique d'Anojen Kanagasingam l'aide.
Son coach fait aussi remarquer que ce qui rend spécial le jeune Bernois, c'est qu'il «appelle chaque joueur par son prénom».
Anojen Kanagasingam peut avoir la satisfaction du devoir accompli: malgré six cartons jaunes et un carton rouge sortis, on ne parlera pas de lui après le match.
Adaptation en français: Yoann Graber