Il a reçu sa première convocation à 19 ans, à un âge où la Suisse forme davantage de soldats que de meneurs de jeu. Il était question d'affronter l'Angleterre à Wembley, pas n'importe quelle équipe de clampins, mais le jeune homme avait l'air de trouver ça normal.
Les journaux de ce 3 juin 2011 racontent un garçon joyeux et sûr, pas très timide, un peu cabotin en conférence de presse où il prenait des postures de caïd. «Je n'ai pas peur d'assumer des responsabilités. Je demande aussi le ballon quand l'adversaire est sur moi. J'ai besoin du ballon. Sans lui, je suis mort. Sans lui, je ne suis pas le bon Granit.»
Sauf contre-temps, ce bon vieux Granit honorera sa 99e sélection samedi, dans le même stade, contre le même adversaire, avec le même aplomb et la même tête de vainqueur, juste la mâchoire et les idées un peu plus carrées.
Beaucoup de choses ont changé en équipe de Suisse, mais pas Granit Xhaka. Le boss a survécu à tout ça, pas toujours sans broncher, mais avec une certaine dignité. Il a supporté tous les débats sur son statut de capitaine, toutes les médisances sur sa suissitude, tous les cancans des vilains canards de boulevard.
Il y a eu des doutes sur sa vitesse d'exécution balle au pied et sur ses prises de position micro en main: il ne lui restait plus que les yeux pour implorer. On lui a tout reproché, sa fougue et sa lenteur, son nom et son adresse, sa petite touche latine et son manque de rigueur au Jass.
A cause de lui, et d'une défaite affreuse contre la Suède (Mondial 2018), des fonctionnaires fédéraux ont voulu interdire l’accès de la formation aux joueurs binationaux, au motif qu'ils pouvaient desservir la patrie. Qu'ils pouvaient déserter le pays et devenir des renégats (Rakitic qui a rejoint l'équipe nationale croate) ou des oiseaux de malheur (Xhaka qui mime l'aigle albanais pour célébrer un but contre la Serbie, dans le même Mondial 2018, et plonge la Nati dans un incident diplomatique énergivore qu'elle paiera face à la la Suède).
Cette idée de rayer les binationaux de la carte, c'était l'histoire de chasseurs frustrés qui, croyant tirer une proie facile (la Suède) et vexés de l’avoir ratée (0-1), ont eu envie de se faire un aigle bicéphale, une espèce trop protégée à leur goût. Mais Xhaka est revenu, encore une fois. Il est revenu la bouche en coeur. Il est revenu de tout, déjà.
C'est lui qui a emmené les Suisses à la victoire contre la France à l'Euro 2020, lui qui a réuni les joueurs en cercle et leur a parlé comme un chef sataniste à ses ouailles.
C'est lui le boss, au cas où certains ne l'avaient pas remarqué. Probablement qu'il en est ainsi dans sa forte tête depuis toujours.
Sa situation en club dit mieux encore sur sa carrière et son oeuvre. Tout a changé à Arsenal, sauf Granit Xhaka. Il était celui que les anciens désignaient comme le symbole d'un déclin: il est aujourd'hui à la base du renouveau, au coeur d'un projet de rajeunissement. Les supporters l'ont houspillé, poussé vers la sortie: il est revenu, encore et encore.
Dix fois, cent fois, on a cru qu'il perdrait sa place à Arsenal. Tous les entraîneurs qui ont défilé à l'Emirates Stadium se sont farouchement opposés à son départ, avant de lui confier un rôle central à mi-terrain - preuve qu'il n'était le chouchou ni la geisha de personne, juste une notable évidence.
Il y a eu cette querelle fatale, ce point de non retour (mais duquel il est revenu, forcément). C'était le 27 octobre 2019. Granit Xhaka, capitaine, est remplacé à la 61e minute d'un match à domicile contre Crystal Palace. Il quitte le terrain sous les huées de ses propres fans. Il retire son brassard de capitaine et le laisse tomber (abandon de poste). Il porte une main à son oreille pour mieux écouter les insultes (inouï). Il enlève son maillot et le jette (sacrilège). Il balance un «fuck off» à la foule et il s'en va.
Son coéquipier, Lucas Torreira, est en larmes sur la pelouse. Des bagarres éclatent dans les tribunes entre ceux qui pensent qu'un capitaine d'Arsenal ne doit pas être traité de cette façon, et ceux qui pensent qu'un capitaine ne doit pas traiter Arsenal de cette façon.
L'incident résume le malentendu permanent qui entoure la carrière de Xhaka, et la perception différente que chacun peut en avoir, de l'intérieur ou de l'extérieur. En équipe de Suisse comme à Arsenal, il est rare de recueillir le moindre reproche sérieux: tous semblent considérer Xhaka comme un coéquipier modèle, extrêmement dévoué et loyal.
En dehors, l'identification est plus difficile. Il émane de cette personnalité secrète, beaucoup plus entière et démonstrative sur le terrain, une sorte de virilité suspecte que beaucoup interprètent comme de la distance, parfois comme de l'arrogance. Il dit qu'il comprend. Il explique dans les interviews qu'il y a erreur sur la personne: il n'envisage pas le football sans une folle intensité émotionnelle, mais le football n'est pas la vie. Comme l'image joliment The Athletic, c'est presque comme s'il avait une double vie. Côté rose et côté épine.
Ses nombreux cartons rouges, la plupart du temps pour des tacles dangereux, sont moins la marque de la rudesse que de la maladresse, selon Arsène Wenger sur BBC. «Ce n'est pas du tout un joueur vicieux. ll est parfois emporté par son élan, c'est tout. Ce n'est pas un défenseur naturel.»
Xhaka s'est expliqué le 22 janvier à la télévision anglaise, après avoir dressé sa semelle sur la route de Diogo Jota: «Je suis comme je suis. Et ce n’est pas comme si je le faisais exprès. Imaginons que Jota traverse tout le terrain avec le ballon et marque. Les gens auraient dit: "Pourquoi tu ne l'as pas arrêté?" Après le match, tout le monde est plus intelligent. Moi aussi, d'ailleurs. Avec le recul, c'est clair que je n'aurais pas dû aller au contact.»
Preuve qu'il n'est pas totalement rejeté, ses positions antivax lui valent nettement moins d'inconvénients que Novak Djokovic, malgré deux Covid et plusieurs périodes d'isolement (la dernière en date cette semaine).
Preuve encore que ce n'est pas un garçon à problème, il occupe, depuis plusieurs semaines, un nouveau poste à Arsenal. Ce n'est pas celui qu'il préfère, demi-relayeur, avec un profil que les anglais appellent «box-to-box» et que l'on pourrait traduire en bon français par «cours et tais-toi».
A 29 ans, il y avait sans doute des reconversions plus paisibles. «The Athletic» assume un petit esprit moqueur quand il écrit:
Mais Xhaka ne ménage pas sa peine et, à scroller les réseaux sociaux, on constate qu'il ne l'exprime pas davantage. «Le résultat est là: Arsenal gagne en équilibre et en solidité», observe Sol Campbell sur «Sky Sports». Mieux: il gagne tout court.
Avec un certain chic pour les insinuations élégantes, Arsène Wenger suggère que le garçon en a vu d'autres. Son père était prisonnier politique pendant la guerre en ex-Yougoslavie, sa narration est celle d'un homme élevé à la dure, parti de rien, avec des valeurs assez tenaces de combat et de droiture. Il s'en confie à la presse anglaise:
Personne ne pourra nier que Xhaka est cet homme en équipe de Suisse, depuis toujours. Bon cent ne saurait mentir.