L'Association suisse de football a changé de champ lexical: après avoir essaimé l'idée d'«un match comme les autres» au Mondial 2018, elle reconnaît désormais «un contexte particulier». Car il l'est doublement: à la présence embarrassante de la Biélorussie aux qualifications de l'Euro 2024, malgré son allégeance au Kremlin, s'ajoute le lieu de la rencontre, le pire lieu que le tour opérateur de la Nati pouvait envisager: Novi Sad, Serbie.
Les footballeurs biélorusses y sont expatriés pour des raisons sécuritaires. Sans préjuger du tourisme local, la Suisse redoute que l'accueil n'y soit pas plus chaleureux qu'à Minsk, et a pris ses dispositions: séjour raccourci, hôtel surveillé, escortes policières.
Symboliquement, cette vigilance est un signal fort: elle identifie un problème. Après avoir vécu dans le déni en 2018, l'ASF valide un trauma entre ses joueurs d'origines kosovares et toute forme de chauvinisme serbe, un ressentiment puissant qui la dépasse et qu'elle ne saurait plus ignorer, encore moins régler.
Disons-le, la population suisse n'a pas toujours compris qu'un footballeur double national puisse avoir deux filiations, deux histoires totalement distinctes. Si «la génération Xhaka» est citée comme un modèle d'intégration, le poids de son passé est très volontiers sous-estimé, parce qu'il est moins facile à comprendre et qu'il touche à des valeurs aussi sensibles que la loyauté, la gratitude, l'appartenance.
Pour autant, comment l'occulter? Granit Xhaka est né en Suisse de parents kosovars qui ont fui la répression serbe. Xherdan Shaqiri est né au Kosovo de parents pauvres et déclassés. Tous deux appartiennent à une diaspora de quelque 200 000 ressortissants établis en Suisse, soit 10% de la population kosovare totale. Un temps, jusqu'à six joueurs de la Nati avaient leur racine au plus profond de la province, dans un rayon de 300 kilomètres: Mehmedi, Shaqiri, Xhaka, Kasami, Behrami et Dzemaili.
La plupart y ont fait construire des maisons pour leurs vieux parents ou amis, parfois pour leurs vieux jours. Ces maisons sont leur attache et leur trophée. Comment pourrions-nous ne pas les voir?
L'héritage historique est plus lourd, plus inavouable encore. Granit Xhaka a grandi dans un sentiment de révolte, biberonné aux récits de son père emprisonné et torturé, un père étudiant à l'Université de Pristina, arrêté en 1986, à l'âge de 22 ans, pour avoir manifesté contre le gouvernement communiste centralisé de Belgrade.
Ragip Xhaka fut un prisonnier politique dans une cellule de 10 mètres carrés, toilettes comprises, avec quatre autres taulards. Il raconte à Blick: «Nous avions dix minutes de promenade dans la cour. Les règles de la prison nous interdisaient même de regarder vers le ciel.» Les gardiens l'ont roué de coups «pendant six mois, un jour sur deux, dans le but de lui extorquer des aveux», rapporte Granit Xhaka au Guardian:
Condamné à six ans de prison, Ragip Xhaka fut libéré au bout de trois ans et demi, pour une raison encore inconnue de lui-même - des sources non vérifiables évoquent les pressions d'Amnesty International.
Le couple Xhaka a rejoint la Suisse en 1990. «Mon père a montré une force incroyable, dit encore Granit au Guardian. Nous avons grandi avec cette force mentale. Nous avions ce héros, ce modèle, qui nous a appris à être fort pour réussir.» Comment espérer que face à des Serbes patriotiques, fussent-ils de simples footballeurs, Granit Xhaka n'adopte pas à son tour des postures de résistant, voire un esprit de vengeance, que ce soit par mimétisme ou par amour, réaction testostéronée envers un père adulé?
Xherdan Shaqiri est né le 10 octobre 1991 à Zhegër, de confession musulmane. Sa mère faisait des ménages. Son père était paysan. En 1992, l'instinct de survie les a poussés vers la Suisse. Ils ont d'abord habité une «vieille, vieille maison» qui n’avait «pas de chauffage, uniquement un espace pour faire du feu», écrit Xherdan Shaqiri sur le site The Players' Tribune.
Une bonne partie de l’argent gagné sur les chantiers et en nettoyant les bureaux était envoyée directement au Kosovo, où la guerre avait éclaté. Comment imaginer que l'équipe nationale serbe soit pour Shaqiri, même aujourd'hui, «un adversaire comme les autres»?
Ce que toute la Suisse n'a pas voulu voir, follement éprise de sa Nati pluriculturelle, a surgi de nulle part, comme un aigle noir, le 22 juin 2018. Opposée à la Serbie au Mondial, la Suisse a égalisé (52e) puis gagné (90e) sur des buts de Xhaka et Shaqiri. Les compères ont revendiqué une part de rébellion en mimant l’aigle bicéphale, emblème du drapeau albanais, devant les supporters serbes.
La Fifa les a condamné à une amende de 8660 euros mais le Kosovo s'est cotisé pour la payer. En conférence de presse, le sélectionneur serbe Mladen Krstajic a suggéré que l’arbitre soit «envoyé devant la Cour pénale internationale de La Haye» pour sa complicité passive. La menace qui planait sur ce match a pris les traits d'un aigle bicéphale que presque personne n'avait vu venir, et que certains fonctionnaires butés, à Berne ou dans sa proche banlieue, continuaient de décrire comme «un moment de joie», sinon «un moment d'égarement».
Quelques semaines plus tôt, l'attaquant serbe Aleksandar Mitrovic lançait les hostilités en pointant les chaussures de Shaqiri, les tatouages de Behrami, les stories de Xhaka: «Ils étalent tous le drapeau, mais ils refusent de rejoindre l’équipe du pays dont ils sont si fiers. Ça en dit long sur eux. S’ils aiment tant le Kosovo, pourquoi jouent-ils avec le maillot d’un autre pays?»
Comble de malchance, les deux équipes étaient à nouveau opposées au Qatar, où les Serbes ont marqué leur territoire avec une grande banderole de confection artisanale accrochée dans le vestiaire. La carte du Kosovo y était recouverte d'un drapeau serbe avec l'inscription: «Pas de reddition».
Sur le terrain, Aleksandar Mitrovic a redoublé de provocations, segondé par l'attaquant de la Juventus Dusan Vlahovic. D'autres sources accusent Granit Xhaka d'avoir proféré des insultes répétées, tandis qu'une caméra l'a pris la main de le sac, agitant ses parties génitales devant le banc serbe. Une bagarre a fini par éclater. Des controverses, aussi, jusque parmi la jeunesse kosovare (👇).
Après la victoire de la Suisse (3-2), Granit Xhaka a vibrionné sur le terrain avec le maillot de son coéquipier Ardon Jashari, «un jeune joueur que je conseille, qui est déjà capitaine du FC Lucerne à 20 ans et qui est promis à un grand avenir».
Le capitaine de la Nati a répété que «ce n'était pas acte politiqu»e. Mais il n'as pas réussi à dissiper les soupçons de ceux qui, en Serbie ou ailleurs, devinent un hommage à Adem Jashari, grande figure de la résistance albanaise et haut dirigeant de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK).
Jashari, qui a donné son nom à l’aéroport de Pristina, est considéré comme un héros par les Albanais et comme un criminel de guerre par les Serbes, qui l’ont exterminé avec toute sa famille le 7 mars 1998.
Dix ans après la fin du conflit en ex-Yougoslavie, le Kosovo a déclaré unilatéralement son indépendance. La plus prompte reconnaissance de son statut est venue de Suisse, à l'initiative de sa cheffe du Département fédéral des affaires étrangères Micheline Calmy-Rey. Et à la grande indignation du peuple serbe, notamment.
Le Kosovo, province à majorité albanaise, appartenait au royaume serbe depuis le Moyen Âge. Il est invariablement associé à la bataille de Kosovo Polje, appelée «bataille du champ des Merles», où l'armée ottomane a triomphé d'une coalition de chrétiens en juin 1389. En première ligne de ce front commun, l'aristocratie serbe a été décimée. C'est pour ce noble sacrifice, pour le sang versé sur la terre de leurs ancêtres, que les Serbes y sont profondément attachés. Dans la mythologie nationaliste, le Kosovo est même considéré comme le berceau de l’identité serbe.
Ce n'est qu'à la mort du dictateur Tito, en 1980, que la majorité albanaise du Kosovo s'est émancipée du pouvoir de Belgrade. Et c'est à travers les matchs de football que, aujourd'hui, une accumulation de contentieux semble rejaillir sournoisement, sinon s'exprimer pleinement, au gré des rancunes historiques, personnelles ou familiales.
Pour les Serbes, la Suisse n'est pas plus un pays neutre qu'une équipe nationale, au-delà de représenter une humiliation politique et une enclave kosovare. Pour Xhaka et Shaqiri, un match contre la Serbie, ou en Serbie, n'est pas encore «un match comme les autres». Cette fois, tout le monde l'a bien compris. De façon plus ou moins avouable.