Début octobre, Netflix a mis en ligne «La course aux sommets», un documentaire d'1h30 sur deux des plus grands alpinistes suisses de l'histoire: Ueli Steck et Dani Arnold.
Les images sont dingues, les témoignages bouleversants et le scénario savamment construit: il insiste sur la lutte féroce à laquelle les deux Alémaniques se sont livrés pendant des années et à distance, chacun cherchant à aller plus vite que l'autre sur des faces nord aussi mythiques que celles de l'Eiger, du Cervin ou des Grandes Jorasses. Cette course effrénée vers les sommets est d'ailleurs le titre donné au programme.
Plusieurs intimes des deux hommes apparaissent au fil du récit, offrant chacun un regard précieux sur la personnalité enfouie des protagonistes. L'un des intervenants se nomme Robert Bösch. Photographe et alpiniste, c'est lui qui a immortalisé le premier record (2h47) de son ami Ueli Steck dans l'ascension de l'Eiger en 2008. «Un moment historique pour l'alpinisme et la presse», dit-il face caméra.
Mais depuis que le documentaire est sorti, Bösch est contrarié. Il estime que la façon dont le montage a été réalisé raconte une autre histoire que celle d'Ueli Steck, dont il était très proche. Il s'en est épanché dans le Tages-Anzeiger, expliquant que le film «suggérait une chose tout simplement fausse»:
Si Robert Bösch a eu l'impression que le documentaire était tout entier tourné vers l'affrontement entre les deux cadors du «speed solo» (discipline qui consiste à grimper le plus rapidement possible sans aucune sécurité), il a eu totalement raison, car c'est l'angle très accrocheur retenu par les réalisateurs (Nicolas de Taranto et Götz Werner). Ce choix peut s'expliquer par le fait que de nombreux reportages et articles ont déjà été tournés et écrits sur Ueli Steck, si bien qu'un point de vue nouveau devenait nécessaire, sans compter que pour séduire Netflix et son public, il n'y a rien de mieux que le suspense et la tension.
Toute la question est de savoir s'il était juste de confronter les destins de ces deux personnalités hors-normes, quitte à donner l'impression que l'un et l'autre étaient obsédés par cette quête de records et de notoriété entre 2011 (meilleur temps d'Arnold sur l'Eiger) et 2017 (décès de Steck). Les réalisateurs en font le pari, enhardis par les personnalités antinomiques des deux forçats de la montagne, qu'ils caricaturent en control-freak (Steck) et en mangeur de saucisse (Arnold).
Cette concurrence exacerbée est contestée par Robert Bösch, donc, mais aussi par Dani Arnold lui-même. «Il n'est pas très à l'aise lorsqu'il voit ce que les réalisateurs de Netflix ont fait, relate la Neue Zürcher Zeitung, qui a rencontré l'alpiniste uranais. Pour lui, le résultat ressemble trop à un drame hollywoodien. Steck et lui sont montés l'un contre l'autre comme des héros de film. Cela a tellement préoccupé Dani Arnold qu'à un moment, il n'en a presque plus dormi.»
«Je n'ai jamais cherché la compétition avec Ueli Steck», soutient Arnold dans la NZZ. Un discours qu'il tenait déjà dans Le Temps en 2019:
Robert Bösch affirme également qu'il n'y a jamais eu de duel entre les deux hommes. «Ne serait-ce que parce que leurs exploits étaient très espacés dans le temps.» Surtout, ils n'ont jamais grimpé la même face dans les mêmes conditions. Ueli Steck lui-même avait affirmé après son ascension record sur l'Eiger en 2015 que «ce genre de performance dépend tellement des conditions qu'on peut difficilement les comparer».
C'est finalement en tenant compte uniquement de leurs chronos que les réalisateurs les départagent, et l'on touche là sans doute aux limites des documentaires sportifs lorsqu'ils sont envisagés comme des divertissements destinés au grand public. Netflix avait d'ailleurs essuyé des critiques (déjà) pour sa façon de dépeindre la Formule 1 et le cyclisme dans ses deux précédents programmes.
Max Verstappen a ainsi décidé de boycotter la série «Drive to survive» au motif que «le show qui dépeint les coulisses du paddock, en montrant l’envers du décor et en se nourrissant des différentes intrigues entre les écuries, serait trop scénarisé à ses yeux», relate RMC, qui décrit un programme «pas assez fidèle à la réalité, avec une tendance à exagérer certaines tensions pour plaire toujours plus au public».
Ce sentiment a aussi été celui du coureur cycliste Wout van Aert lorsqu'il a découvert que la série sur le Tour de France, diffusée l'été dernier sur Netflix, le présentait en mauvais termes avec son coéquipier Jonas Vingegaard.
Tordre la réalité pour sublimer la fiction est exactement ce que reprochent aujourd'hui Robert Bösch et Dani Arnold aux réalisateurs de la «Course aux sommets», un programme qui n'avait pas vraiment besoin de ça: les images sont si impressionnantes, et le destin des deux hommes si exceptionnel qu'il n'était pas nécessaire de monter les deux alpinistes l'un contre l'autre pour rendre le documentaire captivant.