Toute la France prie pour Antoine Dupont et sa pommette tuméfiée. De la gamine au papy, plus personne n’ignore rien de l’anatomie osseuse dans la région maxillo-zygomatique du «meilleur joueur de rugby au monde». Cela fait plus de dix jours qu’un pays est au chevet du demi de mêlée et capitaine des Bleus. Depuis qu’un Namibien – pas méchant pour un sou – lui a pété l’os entre mâchoire et arcade sourcilière.
De cette rencontre face aux représentants d’un modeste compétiteur d’Afrique australe, on retient moins le record de points marqués par la France en match officiel – 96 à 0 – que la blessure de son numéro 9, son Saint-Antoine des Pyrénées.
Le rugby est tant éloigné du football, milieu du virilisme et de la fanfreluche, quand tout est force et dépouillement en ovalie, qu’on hésite à comparer ce génie organisateur de 26 ans, mains en or et pieds d'artiste, à une star française du ballon rond. Va pour Mbappé, quand même.
Vendredi soir, face à l’Italie, il ne jouera pas. Trop tôt. Mais il pourrait revenir en quarts, le 15 octobre au Stade de France, si les Bleus terminent premiers de leur groupe. Son chirurgien, son guérisseur serait plus juste, n’exclut pas en effet qu’il puisse rejouer à cette date-là déjà. Est-ce une manière d’entretenir la flamme de l’espoir, de garder intact l’engouement du public français pour son XV adoré, déjà privé du demi d’ouverture Romain Ntamack, fabuleux lui aussi?
Lorsqu’on a su, le 1er octobre, qu’Antoine Dupont était «de retour au sein du groupe», le soulagement fut immense. Cela ne garantissait de rien, mais sa seule présence physique disait qu’il était en vie et qu’un miracle – reprendre sa place dès les quarts, match couperet sur le chemin de la finale promise – était possible.
Compression de muscles (85 kilos dans 1,74 m), pommettes saillantes (le Namibien ne s'est pas trompé), regard perçant de héros révolutionnaire, Antoine Dupont a des airs de Tatare de Crimée. Des airs seulement. La légende prend vie en 1996 à Lannemezan, dans les Hautes-Pyrénées, bien loin des côtes de l’Atlantique et de la Méditerranée. Elle grandit dans le village de Castelnau-Magnoac, dans la communion familiale du ballon ovale et du porc noir de Bigorre. Elle, la légende, c’est-à-dire lui, Antoine Dupont, est en marche.
Les montagnes à l’horizon, «le bambin Antoine court sur tous les terrains de la région, suit des études au lycée agricole de Lannemezan, multiplie les exploits sportifs», rapporte Serge Raffy dans Le Point.
Mais un drame met fin à l’insouciance. Son père, qui le suit alors partout et l’encourage, est victime d’un étouffement au cours d'un repas. Crise cardiaque, suivie d’un coma de plusieurs années.
Avant d’intégrer, à 21 ans, le saint des saints, le Stade toulousain, club le plus titré du Top 14 français et des compétitions européennes, Antoine Dupont fait ses classes juniors à Auch, dans le Gers, 42 km au nord de Castelnau-Magnoac par la départementale 929. C’est là que se tisse une histoire d’amitié forte avec Anthony Jelonch, futur troisième ligne du Stade toulousain, de retour dans le XV de France pour la présente Coupe du monde après avoir été blessé au genou en février lors du Tournoi des Six Nations .
En 2019, Fabien Galthié, nouveau sélectionneur de l’équipe de France, l’homme aux lunettes de X-Men, lui-même ancien demi de mêlée des Bleus, appelle Antoine Dupont le surdoué. Il en fait son rouage central pour la gagne. En 2021, le numéro 9 est élu meilleur joueur du monde. La gloire, si jeune. Pour son premier numéro, le magazine GQ Sports le met en couverture, camisolé dans un peignoir jaune canari. L’albatros de poche – comparé aux géants de la discipline – est nettement plus à son affaire sur les terrains.
On le dit timide, réservé, introverti. Ce n’est pas l’impression qu’il donne. En interview d’après-match, tout est absolument parfait, dans la continuité de son jeu: son élocution, sa diction, le choix de ses mots, pas un qui manque, pas un qui dépasse, le sourire en prime.
Volontaire, réputé soigneux, appliqué, rigoureux, donnant le maximum de lui-même (bonjour le panégyrique, mais c’est réalité), il obtient en 2020, alors qu’il évolue au plus haut niveau et que chaque minute de son temps est comptée, un master en management du sport. Dans la coulisse, son grand frère Clément lui apporte un constant soutien. Les marques, elles, se jettent à ses pieds comme des trophées offerts au vainqueur.
Dieu vivant du rugby actuellement en réparation, Antoine Dupont, «Toto» pour les intimes, profite sûrement de sa playlist, dûment détaillée dans Le Point: Cabrel, Aretha Franklin, Nekfeu, IAM, Bob Marley, Damso, Orelsan, Maxime Le Forestier et même Georges Brassens. Recharge tes accus, guerrier, ton pays t’attend.