Philippe Bircher se souvient du jour où Timothée, son fils alors âgé de 5 ans, lui a dit: «Papa, quand je serai grand, tout ça sera à moi.» Vingt-deux ans ont passé. La bise fouette la vaste étendue du Noirmont. Sur la ligne de crête, les trois éoliennes du Peuchapatte tournent comme des hélices. On se trouve dans le district jurassien des Franches-Montagnes, à 1000 mètres, en compagnie du père, producteur de lait de fromage. Cinquante vaches, 70 hectares en cultures fourragères et pâturages.
Le 29 février, Philippe Bircher faisait partie des «200 tracteurs» rassemblés au chef-lieu Saignelégier à l’appel du groupe Facebook «Révolte agricole suisse».
Comme beaucoup dans la corporation, l’agriculteur noirmontain rêve d’un monde paysan qui vivrait de son travail plutôt que de subsides, quel que soit le nom qu’on leur donne. «A Saignelégier, on avait apporté du fromage pour le public venu soutenir nos revendications.» A 20 heures, le camp était levé. Tout s’était bien passé.
Une semaine plus tard, changement de décor. Philippe Bircher nous accueille en début d’après-midi dans la Fromagerie des Franches-Montagnes, un bâtiment neuf, inauguré en 2019. Il n’est pas seul. Claudio von Felten, un Bâlois de passage au Noirmont une fois par semaine, se tient assis à ses côtés. Il est l’un des trois directeurs de la MIBA, la grande coopérative laitière du Nord-Ouest de la Suisse, à laquelle est rattachée la fromagerie noirmontaine.
On entame un sujet sensible: les chiffres. Ambiance congelée. Elle va rapidement se réchauffer. On ira ensuite à la ferme de Philippe Bircher. Il y parlera de sa famille, de ses attaches avec le Jura, lui, le petit-fils de paysans oberlandais.
Située dans la zone industrielle du Noirmont, sortie Est, la Fromagerie des Franches-Montagnes remplace celle ouverte en 1910 au centre du village. Ultra-moderne, elle recueille le lait de vingt-cinq exploitations réparties dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres. La production annuelle de fromage s’élève à 530 tonnes, toutes en AOP et au lait cru, une part infime de la production nationale, mais combien importante pour ceux qu’elle fait vivre.
Dix-huit centimes. C’est l’écart minimum qui sépare le prix du litre de lait destiné à un usage industriel, brique ou yogourt, de celui du litre de lait transformé en fromage d’appellation d’origine protégée. L'écart fait toute la différence. La production fromagère est plus rentable. «Elle demande aussi plus de travail et plus d’investissements», tempère Philippe Bircher. Le principe demeure: l’agriculteur y gagne. Pour peu que le marketing fasse son œuvre.
Ces dernières décennies, parfois ces toutes dernières années, de nouvelles marques de fromages fleurant bon le terroir local sont apparues dans les rayons frais de nos supermarchés. Elles ne sont pas partout distribuées en Suisse. La plupart sont vendues dans la région qui les a vues naître, en attendant, chacun l'espère et y travaille, une plus large diffusion.
C’est le cas du Noirmont, du Franches-Montagnes, du Roc-Montès et du Taignon, des «spécialités» à pâte mi-dure ou tendre, élaborés à la Fromagerie des Franches-Montagnes. Ces nouveautés enrichissent et complètent l’offre traditionnelle de Gruyère et de Tête de moine, également fabriqués sur place, mais dans des quantités plus élevées. Les voisins neuchâtelois ont leur Britchon affiné à l'œil-de-perdrix, les Jurassiens bernois leur Niola du Chasseral, entre autres.
L'agrandissement du plateau de fromages permet aux producteurs laitiers de trouver des débouchés mieux payés que celui du lait d'industrie, avons-nous vu. Le litre destiné aux quatre spécialités franc-montagnardes est acheté 18 centimes plus cher. Pour la Tête de moine, la différence est de 22 centimes, de 25 centimes pour le Gruyère, seul fromage à pâte dure de la gamme produite au Noirmont.
Attention, la création d'un nouveau fromage obéit à de strictes conditions. Sa composition chimique, obtenue par l'ajout de bactéries, chaque nom ayant sa formule secrète, doit être originale. Ce producteur laitier neuchâtelois joint par watson s'est vu refuser l'homologation pour une pâte de son cru qui ressemblait trop à celle du gruyère.
Les deniers employés de la Fromagerie des Franches-Montagnes viennent de partir. Les premiers avaient pris leur service à 5 heures du matin. Les touristes de passage ont interdiction d'entrer dans les ateliers de production, hygiène oblige. Mais ils peuvent tout voir du spectacle derrière de grandes baies vitrées. Au sous-sol, une salle de projection diffuse un film à la gloire de la paysannerie. On y aperçoit notamment Philippe Bircher et son fils Timothée.
Philippe Bircher, 53 ans, est un francophone qui parle couramment le suisse-allemand. Lorsque des visiteurs arrivent de Suisse alémanique, il fait office de guide. Une usine de montres Hermès est sur le point d’ouvrir à côté de la fromagerie. Une autre entreprise en construction bouchera bientôt la vue donnant sur les prairies et au loin l'exploitation de notre hôte.
«Dommage», dit-il. Philippe Bircher ne remet pas en cause le développement industriel du Noirmont, situé en bordure du département français du Doubs, grand pourvoyeur de travailleurs frontaliers. Mais avec le grignotage des terres fertiles, il se demande «comment on va faire pour nourrir le peuple».
Sa famille est originaire du canton de Berne. Dans les années 40, une partie d’entre elle s’est installée dans la vallée de Delémont pour travailler la terre. Elle venait d’Adelboden, dans l’Oberland. «Ils ne parlaient pas un mot de français», raconte Philippe Bircher, admiratif du «courage» de ses grands-parents. Puis, dans les années 60, ils sont venus s’établir aux Franches-Montagnes, au Noirmont.
«Je suis à moitié mennonite», confie l’agriculteur, sourire en coin. «Ma maman vient de La Tanne, un village entre Tramelan et Tavannes. Elle appartenait à cette communauté protestante, que les Bernois avaient chassée et que le prince-évêque de Bâle avait bien voulu accueillir, à condition qu’elle accepte de défricher les terrains situés à 1000 mètres d’altitude.»
Enfant, Philippe Bircher entendait parler le suisse-allemand à la maison. Mais il dit n'avoir eu vraiment conscience de cette différence que lorsqu’on la lui fit remarquer à l’école. Il y subit des moqueries. La Question jurassienne battait son plein.
Philippe Bircher livre deux fois par jour le lait destiné à la fabrication du Gruyère, une fois celui dévolu à la Tête de moine et aux spécialités. Sa cinquantaine de vaches Holstein sont en stabulation libre dans la nouvelle étable, ouverte sur l’extérieur. Dans la vieille étable, une vache se remet d’un clou avalé par inadvertance. D’autres attendent de vêler. Des veaux grandissent là, à l’écart. Quand l’herbe se remettra à pousser, tout ce monde sur pattes ira paître dans les pâturages. L’hiver, les bêtes sont nourries au foin, augmenté de quelque complément alimentaire.
Avec son épouse Suzanne, qui travaille comme vendeuse à la Fromagerie des Franches-Montagnes, il habite l’une des deux fermes de l’exploitation. L’autre est occupée par son fils Timothée, 27 ans, et sa belle-fille, «une fille d’agriculteurs». Dans la cuisine, autour d’un café, Philippe Bircher fait les présentations. Celles de ses quatre enfants réunis sur une photo accrochée au mur. Deux filles et deux garçons. «L’aînée est employée de commerce et habite Moutier. Vient ensuite Timothée. La troisième est bouchère à Saignelégier. Le dernier va commencer un apprentissage de mécanicien sur machines agricoles.»
Dernier-né des spécialités de la Fromagerie des Franches-Montagnes, en 2021, le Taignon, «plus doux et fruité» que le Noirmont, qui, lui, est «intense», quand le Franches-Montagnes est «crémeux» et le Roc-Montès, «doux», le Taignon, donc, n’est autre que le petit nom des Francs-Montagnards. Tête dure, cœur onctueux. Le petit train rouge des Chemins de fer jurassiens nous attend.