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«En Suisse, la colère peut vite monter»: une paysanne se confie

Monique Tombez est agricultrice.
Monique Tombez (en médaillon) est agricultrice depuis près de 30 ans.keystone, dr

«En Suisse, la colère peut très vite monter»: une paysanne se confie

Ces temps-ci, les paysans sont en pétard. Comment les blâmer? Et au fait, c'est quoi le quotidien d'un agriculteur? Qui sont ces gens qui nous mettent la bouffe dans l'assiette? Si vous n'avez pas vu de vache, de chèvre ou de champ de colza depuis un bail, posez vos fesses de bobo quelque part et lisez cette interview.
03.02.2024, 07:0303.02.2024, 10:57
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Nous avons posé toutes ces questions et bien plus encore à Monique Tombez, agricultrice à Saint-Cierges, dans le canton de Vaud.

L'actu

En ce moment, les paysans sont en colère en France en Allemagne et ailleurs. Ils ont raison de l'être?
Je les comprends bien. Le dumping salarial sur les denrées alimentaires en France, notamment, est terrible. Mais même si les choses sont calmes en ce moment en Suisse, je pense que la colère peut très vite remonter.

Politiquement, c'est moins compliqué en Suisse, pour les agriculteurs?
On ne peut pas dire qu'on manque de soutiens à Berne. Mais ces dernières années, il y a eu beaucoup d'initiatives populaires sur le monde agricole et ça devient lourd de se battre à chaque fois.

Vous vous sentez soutenue par la population ou les politiques?

«Oui, mais pour combien de temps?»

Vous avez retourné le panneau de votre commune?
Non, je ne l'ai pas fait (rires).

La vie de paysanne

Vous êtes agricultrice. Qu'est-ce que vous élevez ou cultivez?
Nous avons du bétail, des vaches laitières, environ 30 bêtes. Le lait est vendu pour faire du gruyère. Nous produisons aussi des surfaces herbagères et des cultures: du blé, du colza, du maïs et de l'orge. Nous avons aussi des surfaces destinées au maintien de la biodiversité. Je dis «nous», car moi et mon mari avons remis le domaine à notre fils, mais ne sommes pas encore à la retraite et travaillons à son exploitation.

Une journée type d'agricultrice, c'est quoi?
A 5h30, on est déjà à l'écurie. On s'occupe des bêtes. Quand mes enfants étaient petits, j'allais ensuite les lever, leur préparer le petit-déjeuner, les envoyer à l'école. Puis le matin, il y a un tas de choses à régler, que ce soit à la ferme ou pour faire la compta. A midi, je faisais à manger pour les enfants. L'après-midi, on va «pirouetter» quand il y a les foins, on va aussi faire les parcs puis à nouveau s'occuper des bêtes. Et le soir, les enfants à nouveau.

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Les journées sont bien remplies (image d'illustration).KEYSTONE

Ça fait des journées bien remplies?
Il n'y a pas de voisin avec qui boire le café, ici, alors je ne perds pas de temps! (rires) Maintenant que les enfants sont grands, je me rends compte que j'ai un peu de temps libre.

«A l'époque, les semaines de 70h n'étaient pas rares»

Vous n'avez jamais eu envie d'être employée de bureau?
Quand j'étais ado, toutes les jeunes filles voulaient devenir employées de commerce. Pas moi. J'aime travailler dehors. Quand j'étais petite, j'étais tout le tout temps à l'extérieur et j'ai vite compris que je voulais devenir agricultrice, comme mon père. Quand j'avais 14 ans, j'avais le permis de tracteur et je lui ai dit que c'est le métier que je voulais faire. Mais lui ne voulait pas. C'était mon petit frère qui était destiné à la ferme. Je suis devenue enseignante.

Comment êtes-vous devenue agricultrice?
J'ai marié un agriculteur. Peu avant la naissance de notre fille, mon mari a eu un grave accident à la ferme et passé plusieurs mois au Chuv. J'ai dû m'occuper de la ferme. J'étais enseignante au cycle d'orientation de la Broye, en même temps. Lorsque notre fille est née, il était toujours en rétablissement: il s'occupait d'elle et moi, j'étais avec les bêtes et aux champs. Puis j'ai fait le diplôme et le brevet d'agricultrice. Depuis, nous travaillons les deux et je donne aussi des cours à Agrilogie, le centre de compétence pour l'agriculture de l'Etat de Vaud.

Il y a des jours où vous avez envie de tout lâcher?
Jamais! Même quand c'était dur! Jamais, jamais... Je suis contente d'aller traire les vaches, de sortir le fumier, de ramasser les cailloux, de faire et de défaire les parcs. C'est un choix.

«On m'a parfois dit qu'il fallait que je m'arrête un peu!» (rires)

Et maintenant, je le dis aussi à mon fils, qui a repris le domaine et travaille beaucoup.

C'est dur, comme métier?
Oui. Mais la dureté physique du travail, les efforts, ça va. Les paysans en ont l'habitude. La fatigue est plutôt psychique: la bureaucratie pèse de plus en plus. Et pourtant, je suis assez à l'aise dans l'administratif. L'agriculture suisse a beaucoup évolué depuis les années 1990 et on en met toujours une nouvelle couche.

Il y a des gens qui vous disent «merci»?
Pas souvent! (rires) On a appris à vivre sans être remerciés. On ne va quand même pas attendre que les gens nous remercient pour faire le travail.

Vous partez parfois en vacances?
C'est un cliché, mais pour dire vrai: très peu. Nous sommes partis une fois à la mer, dans le sud de la France avec les enfants, quand ils étaient petits. Et c'était la semaine où il fallait semer le colza. On a pensé qu'on pourrait décaler cela d'une semaine. En arrivant, il a plu durant trois semaines: impossible de semer. Ça a tout chamboulé.

«Et puis, c'est compliqué de s'absenter à cause des bêtes»

Il faut trouver quelqu'un pour venir s'en occuper une semaine entière. Par contre, nous allons skier quelques fois par année. C'est plus proche de la ferme et plus pratique. Une fois, nous étions partis une semaine sur les pistes et mon mari avait dû rentrer deux fois pour assurer une urgence avec les bêtes.

Pour certains agriculteurs, la pression est trop élevée. Les suicides restent élevés chez les paysans...
Oui, ça arrive encore, c'est terrible, y compris dans le canton de Vaud ces dernières années. Des mauvaises passes difficiles, il y en a toujours, dans ce métier.

«Les dépressions sont nombreuses»

Les contrôles et l'administration qui planent au-dessus des têtes des paysans mettent une pression incroyable. Je vous donne un exemple: mon mari a passé une phase difficile un moment à cause du contrôle du lait (réd: des prélèvements réguliers du lait analysent l'hygiène de la vache, mais aussi sa santé). Nous étions dans les normes, mais proche de certaines limites. Il dormait très mal et cela l'obsédait, il ne supportait pas l'idée qu'on puisse penser qu'il s'occupait mal de ses bêtes.

Le monde paysan est-il solidaire?
Quand il y a un coup dur pour un agriculteur, oui. Mais il suffit qu'il y ait une parcelle en vente et c'est du chacun pour soi. On sent parfois un certain «diviser pour mieux régner».

Vous aimez vos bêtes?
Bien sûr! On a nos préférées, on sait laquelle est la mère ou la fille de l'autre, on leur donne des noms en fonction de leur année de naissance. Les éleveurs sont accros à leurs vaches, ils les présentent dans les expositions.

«Je me souviens de Tulipe, une vache qui avait produit près de 116 000 litres de lait dans sa vie»

Et quand vous les envoyez à l'abattoir?
Ah oui, c'est difficile parfois. Mais c'est comme ça. Le plus épuisant, c'est quand l'une se blesse méchamment. Ça nous travaille beaucoup. Une vache qui se casse la jambe, ça ne pardonne pas. Quand une bête souffre tant et qu'on ne peut ni la soigner ni la déplacer, il faut l'abattre sur place. Ça, c'est difficile.

Les clichés sur les paysans, ça vous énerve?
C'est-à-dire?!

Ils sont sales, ils sentent la beuze... les méchancetés des citadins, quoi. Ça vous blesse?
Moi, non. Mais une fois, des camarades de classe de ma fille, qui vivaient en ville, l'ont insultée dans le bus. Ils lui ont dit: «Tu pues, sale paysanne.» Ça m'a dérangé.

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Le cliché positif du paysan: à l'alpage, ici en 1996.KEYSTONE

Le changement climatique vous impacte?
On se rend bien compte qu'on a des périodes de grande sécheresse estivales plus longues. Cela devient compliqué, car on produit alors moins de fourrage. Et puis à l'inverse, on a tout à coup des pluies torrentielles et c'est compliqué pour l'agriculture, par exemple pour semer les cultures.

«Ces changements abrupts ont lieu beaucoup plus souvent qu'avant»

Les finances

Les marges des intermédiaires — Migros, Coop et bien d'autres —, cela vous énerve?
Oui et on en parle beaucoup actuellement, mais cette situation dure depuis longtemps. Cette question a toutefois fait du chemin depuis plusieurs années. On a d'abord demandé plus de transparence, et maintenant, on se rend compte que les prix à la production sont trop bas. Le prix des produits est calqué sur l'offre et la demande et ce sont les agriculteurs qui doivent se serrer la ceinture. C'est intenable. Pourquoi ne fait-on pas le contraire?

«Les paysans devraient pouvoir produire avec une production adaptée et les prix posés découleraient en conséquence»

Prenez le lait: pour qu'on tourne de manière correcte avec ce système, il faudrait qu'il soit payé entre une fois et demie et deux fois plus cher aux producteurs.

Cette pression sur les prix, vous la sentez?
Au début des années 1980 par exemple, le lait était vendu 1,07 franc le litre. Maintenant, c'est autour de 60 centimes — et 80 centimes pour le lait destiné à produire du gruyère. Sans les paiements directs, ce ne serait pas tenable. Et ça, ce n'est pas normal.

Les fins de mois sont difficiles?
Pour les éleveurs, qui livrent le lait quotidiennement, l'argent tombe à la fin du mois, comme un salaire. Pour les agriculteurs qui récoltent les cultures et le maraîchage, les revenus sont plus irréguliers. On est rémunérés comme des indépendants, au final. Nous avons le «revenu agricole», c'est-à-dire ce qu'on gagne avec l'exploitation après avoir payé les coûts et les frais. Chez les paysans, on appelle l'argent qu'il nous reste pour vivre la «consommation». Et si le revenu est plus bas que la consommation, alors on mange nos fonds propres.

L'USP estimait qu'un paysan gagne en moyenne 17 francs de l'heure...
Cela peut varier fortement d'une ferme à l'autre. Et ça vaut pour les exploitants. Les ouvriers agricoles, eux, sont payés à salaire fixe.

«Mais le dicton veut que le patron gagne souvent moins que ses employés»

L'inflation, vous la sentez?
Oui. Nous avons une augmentation d'environ 10% des frais. Si les coûts sont élevés, le premier endroit où on va couper est notre prévoyance privée, particulièrement le 3ᵉ pilier, puis notre «consommation».

D'autres modèles

Les circuits courts, c'est le futur?
On y croit, mais il faut surtout que le changement opère du côté du consommateur. La vente à la ferme a explosé durant le Covid, quand les grandes surfaces étaient fermées et que les gens avaient le temps de passer acheter dans les fermes. Depuis, c'est retombé.

Vous êtes une agricultrice bio?
Non. Cela correspond à certaines exploitations. Mais il faut être très méticuleux et toutes ne peuvent pas s'y plier. Et puis la production de bio est moins élevée, présente des prises de risque et est irrégulière.

Le bio, c'est un truc de bobos qui ne comprennent rien au monde paysan et n'ont pas vu de vache depuis dix ans?
Non, je n'ai rien contre. Il faut toutefois être attentif aux labels qui changent d'un pays à l'autre. En Suisse par exemple, toute l'exploitation doit être bio pour avoir ce label, ce n'est pas le cas partout en Europe. Les consommateurs ne se rendent pas toujours compte des disparités des normes.

Les femmes et la retraite

Être une paysanne, c'est différent d'être un paysan?
Ça dépend, tout d'abord, du statut: une paysanne est-elle une «femme d'agriculteur» ou une personne formée comme telle? Il y a d'ailleurs de plus en plus «d'époux d'agricultrices» désormais, une situation qui n'existait pas avant. Au-delà de la reconnaissance sociale, être paysanne, c'est aussi une question d'indépendance et de financement de la retraite. Car on ne cotise pas au deuxième pilier sans statut et en cas de séparation, on se retrouve avec une retraite difficile.

La retraite chez les paysans, c'est un sujet tabou?
Le deuxième pilier, nous n'y sommes pas soumis de manière obligatoire et soyons honnêtes: on ne le remplit pas beaucoup. On a plutôt tendance à conclure un peu un troisième pilier bancaire, car les revenus fluctuent beaucoup d'une année à l'autre.

«Les retraites des paysans sont maigres, il faut le dire. On ne cotise que très peu»

A l'époque, les paysans à la retraite avaient un droit d'habitation dans la maison familiale, qui était souvent inscrit dans la reprise, ou étaient en viager. Le logement était assuré.

Un monde en mutation

Les paysans, c'est avant tout une histoire de famille, donc?
Les choses ont bien changé en une génération. On parle des femmes agricultrices et de leur statut, mais les épouses n'étaient pas les seules à donner un coup de main. A l'époque, il y avait souvent un oncle ou une tante célibataire qui gravitait et venait donner un coup de main. Cette aide était précieuse. Et puis il y avait beaucoup plus d'employés agricoles, à l'époque.

«Toute la branche a changé dans ses habitudes en une ou deux générations»

Comment est la jeune génération de paysans?
Ils ont le GPS dans le tracteur! (rires) Le travail est un peu moins contraignant qu'avant avec la technologie, mais il y a d'autres défis, comme le réchauffement climatique. Le contexte est différent. Quand j'ai commencé, nous étions encore dans le prolongement de la logique de l'après-guerre, celle de «nourrir la population» coûte que coûte. On ne se posait pas de question avec les phytosanitaires et il fallait produire beaucoup.

«Les jeunes ont été élevés avec l'idée d'un équilibre entre le travail de la terre et le respect des normes environnementales»

Et puis, une partie d'entre eux ne vient pas du monde agricole, ou alors c'est un deuxième apprentissage — ça, c'est nouveau. L'informatisation de l'agriculture a aussi changé la donne. Les données exploitées via l'Office fédéral de l'agriculture sont désormais la norme.

Il y a aussi ceux qui quittent le monde agricole...
Ça aussi, ça change. A l'époque, la question ne se posait même pas: un des fils reprenait la ferme. Ça aurait été un drame de ne pas léguer l'exploitation à quelqu'un de la famille. Les dynamiques familiales et les habitudes ont changé et les jeunes ont le choix, désormais. Ceux qui restent ont vraiment envie d'être là.

Quel conseil vous leur donnez?
Il faut être motivé et avoir la flamme. Saint-Exupéry disait:

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