Depuis que les restrictions liées au Covid-19 ont disparu, l'économie suisse est en plein essor. Les entreprises investissent, les clients consomment. Mais il manque des gens: des gens qui travaillent.
Le mot-clé est «pénurie de main-d'œuvre». Tous les secteurs de l'économie se plaignent de la difficulté à trouver du personnel qualifié. Les plus touchés sont les domaines de la santé, de l'informatique et de l'ingénierie.
La dernière statistique qui illustre ce problème est «l'indice de pénurie de main-d'œuvre». Il est publié chaque année par la société de recrutement Adecco en collaboration avec l'université de Zurich. Et il a récemment atteint un niveau historique.
Mais attentions aux termes utilisés lorsqu'on aborde la problématique. En effet, en allemand par exemple, on parle de Fachkräftemangel – qui signifie pénurie de main-d'oeuvre qualifiée, ou pénurie de compétences. Une expression qui donne l'impression qu'il suffit de former plus de personnes.
Or, il n'y a pas que des infirmiers et des ingénieurs qui manquent, mais également des serveurs, des agents de sécurité, des travailleurs auxiliaires dans les soutes à bagages des aéroports ou encore du personnel de nettoyage. D'un point de vue économique, il ne s'agit pas d'un manque de personnel qualifié, mais bien d'un manque de personnel tout court. Et actuellement, aucune solution n'est en vue pour résoudre ce problème.
L'origine du problème est claire, comme l'explique Yanik Kipfer de l'université de Zurich – il a notamment participé à l'élaboration de l'indice de pénurie de main-d'œuvre. Il explique:
En 2021, pour la première fois, il y a eu plus de personnes actives qui sont parties à la retraite que de jeunes adultes qui sont arrivés sur le marché du travail.
«Ce problème ne va certainement pas se résoudre dans les années à venir», affirme Yanik Kipfer.
Or, une économie en croissance repose presque inévitablement sur une population en croissance. Surtout dans une économie hautement spécialisée, comme celle de la Suisse. Le scénario de l'automatisation, qui détruirait les emplois, ne s'est pas non plus réalisé au cours des 50 dernières années. Au contraire.
D'où viendra donc la main-d'œuvre supplémentaire? Pour cela, il y a deux options: soit par la mobilisation de son propre marché du travail, soit par la migration.
La première approche impliquerait par exemple une meilleure intégration des mères ou des retraités dans le marché du travail. Boris Zürcher, responsable de la direction du travail au Secrétariat d'État à l'économie, s'est toutefois montré sceptique auprès de la NZZ. Les salaires comparativement bons et la prévoyance vieillesse généreuse de la Suisse empêcheraient cela. Il ne reste donc plus que la migration comme solution.
«La Suisse a toujours été dépendante de la main-d'œuvre étrangère», explique le chercheur en migration Gianni D'Amato. Il est professeur à l'université de Neuchâtel et directeur du Swiss Forum for Migration and Population Studies. Selon lui, depuis la Première Guerre mondiale, la Suisse n'a jamais eu la population nécessaire pour étancher la soif de main-d'œuvre de l'économie.
Avec la transformation des économies occidentales en sociétés de services, ce problème s'est encore accentué.
Cela a permis de résoudre un problème central: comment faire de l'Europe un espace de mobilité, dans lequel non seulement les services et les produits peuvent circuler, mais aussi les personnes? «Les gens sont inertes. Ils ne partent généralement que lorsque la pression est suffisamment forte. Et généralement là où le profit peut être maximisé».
Grâce aux salaires élevés en Suisse, cela a parfaitement fonctionné jusqu'à présent. Les statistiques sont impressionnantes: il y a vingt ans, la Suisse comptait environ 4,1 millions de personnes actives. Aujourd'hui, ils sont 5,3 millions. La démographie n'aurait jamais permis une telle croissance. Sur quatre nouveaux emplois créés, trois sont occupés par des étrangers.
L'émigration des Allemands, des Français et autres est désormais une épine dans le pied de nos pays voisins. Car ce n'est plus seulement la petite Suisse qui n'a pas assez de monde. Le vieillissement de la population touche toute l'Europe.
On peut déjà l'observer aujourd'hui. L'ambassadeur français s'est récemment plaint dans le Tagesanzeiger que la Suisse détournait des régions frontalières le personnel de santé dont elle avait un besoin urgent. Les soignants en Suisse gagneraient presque autant que les directeurs en France.
L'Allemagne, un marché de recrutement très prisé par les entreprises suisses, fait un pas de plus: mercredi, le gouvernement fédéral a décidé de faciliter l'immigration de personnel qualifié. Un contrat de travail ne sera plus requis: toute personne disposant d'une qualification, de connaissances linguistiques ou d'une expérience professionnelle doit pouvoir venir. Cette mesure devrait permettre d'attirer des personnes issues de pays tiers.
En Suisse, cela s'est avéré très compliqué jusqu'à présent. Il existe des contingents pour les personnes originaires de pays tiers. L'ensemble du processus est souvent qualifié de restrictif et de bureaucratique par les experts du marché du travail. C'est pourquoi les grands marchés de recrutement comme l'Inde ne sont souvent même pas pris en considération.
Mais les pays européens comme l'Allemagne et la France ne sont pas les seuls à lutter contre la fuite des cerveaux. Des pays tiers émergents comme l'Inde combattent également l'émigration des talents.
On ne peut guère leur en vouloir de critiquer le départ de leur main-d'œuvre. En effet, le départ de travailleurs jeunes et/ou bien formés empêche le progrès économique dans les régions concernées.
Jusqu'à présent, la politique n'a guère proposé de solutions autre que «on laisse le marché résoudre le problème». L'UDC constitue une exception à cet égard.
Contrairement à l'opinion dominante dans les milieux économiques et scientifiques, elle estime que la cause de la pénurie de main-d'œuvre qualifiée n'est pas due à un trop petit nombre de personnes, mais à un trop grand nombre. Le conseiller national UDC Thomas Matter déclare:
De nombreux immigrés ne travailleraient pas, mais utiliseraient les infrastructures locales. «Ces personnes ont besoin de services, d'infirmiers, de médecins, d'enseignants, de bâtiments scolaires. La pénurie de main-d'œuvre ne cessera pas tant que la spirale de l'immigration ne s'arrêtera pas».
Thomas Matter et l'UDC planifient donc une nouvelle initiative qui prévoit des mesures si la Suisse dépasse certains seuils de population. La forme exacte de cette initiative n'a pas encore été définie, mais à partir de 10 millions de Suisses, il serait question de résilier la libre circulation des personnes et le pacte de l'ONU sur les migrations.
Thomas Matter préférerait que les contingents soient également réintroduits pour les pays de l'AELE.
L'UDC est assez isolée sur ce point. Il est plus courant de penser que la concurrence mondiale pour la main-d'œuvre va s'intensifier. «Un salaire élevé ne suffira plus à l'avenir», déclare Yanik Kipfer. «Il faut que l'ensemble du package soit adapté».
Si la Suisse ne parvient pas à attirer des travailleurs étrangers, la croissance économique ne sera plus possible, affirme également Gianni D'Amato. «Notre société fonctionne sur la base de la croissance. La stagnation n'est pas une option. Sauf si le monde entier s'y met. Mais c'est illusoire». Celui qui veut une croissance économique doit donc aussi accepter une Suisse à 10 millions d'habitants.
Mais à long terme, il sera de plus en plus difficile de faire venir suffisamment de personnes de l'étranger. On prédit que même les nations les plus jeunes et les plus riches en bébés seront rattrapées par la démographie. La population mondiale devrait à nouveau diminuer à partir du milieu de ce siècle.