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Comment Syngenta et le lobby des agriculteurs profitent de la guerre

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Les débris d'un projectile dans un champ près de Kharkiv, en Ukraine.Image: sda
Analyse

Comment Syngenta et le lobby des agriculteurs profitent de la guerre

La guerre en Ukraine aggrave la faim dans le monde. Pour des organisations comme Syngenta ou l'Union suisse des paysans, c'est une occasion en or de faire valoir leurs propres intérêts, sous couvert d'aide humanitaire.
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26.05.2022, 07:5526.05.2022, 14:17
Dennis Frasch
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Dans un monde globalisé, une guerre comme celle en Ukraine a des répercussions qui vont bien au-delà des rapports de force politiques. Les avertissements d'une crise alimentaire mondiale se multiplient. Bien que ces menaces soient à prendre au sérieux, elles offrent également le prétexte idéal pour stopper les efforts en lien avec une agriculture plus écologique.

Dans une interview accordée à la NZZ am Sonntag, le patron de Syngenta, Erik Fyrwald, se prononce sur le sujet: «Des gens en Afrique meurent de faim parce que nous achetons plus de produits bio». Selon lui, l'envie de bio de l'Occident couplée à la guerre en Ukraine est si dangereuse qu'une crise alimentaire mondiale menace. Son explication: l'agriculture biologique nécessite beaucoup plus de surface et produit ainsi des rendements jusqu'à 50% inférieurs.

L'Union suisse des paysans (USP) proteste également contre les zones de promotion de la biodiversité. Comme le laissent présager ses déclarations dans le Tages-Anzeiger, le président de l'USP Martin Rufer est furieux. La raison: le Conseil fédéral a récemment décidé de son propre chef que les agriculteurs devront désormais consacrer au moins 3,5% de leurs terres agricoles à des surfaces dites de promotion de la biodiversité. Ce chiffre représente environ trois fois plus que celui demandé aujourd'hui.

L'USP calcule que la surface perdue, équivalente à 14 500 terrains de football, permettrait de couvrir la consommation annuelle de pain d'au moins un million de personnes. «Le Conseil fédéral fait preuve de désinvolture face à la situation provoquée par la guerre en Ukraine», résume Rufer. «Notre pays a l'obligation humanitaire de contribuer de manière appropriée à la sécurité de l'approvisionnement mondial».

Si l'on examine d'un peu plus près les déclarations de Fyrwald et Rufer et qu'on les compare à l'état actuel de la science, on s'aperçoit rapidement qu'il ne s'agit pas ici d'aide humanitaire, mais plutôt de profit.

Faut-il craindre une crise alimentaire?

Commençons par les faits de base auxquels Fyrwald et Rufer se réfèrent. Oui, des famines régionales menacent. Selon l'ONU, le nombre de personnes souffrant gravement de la faim pourrait augmenter de 8 à 13 millions cette année. Cependant, ce n'est pas parce que l'offre alimentaire est trop faible. «Il y a plus de nourriture qu'il n'en faut pour nourrir le monde», explique Sabine Gabrysch, chercheuse à l'Institut de Potsdam pour la recherche sur les conséquences climatiques. Même les leaders mondiaux de l'exportation de céréales que sont la Russie et l'Ukraine n'ont qu'une influence marginale sur d'éventuelles crises alimentaires.

Selon l'«International Grains Council», la production totale de céréales atteindra cette année un niveau record de 2287 millions de tonnes, soit une augmentation de 3% par rapport à l'année précédente. Le commerce mondial devrait quant'à lui diminuer de 12 millions de tonnes pour atteindre 416 millions de tonnes, ceci en partie à cause de la suspension des exportations en provenance des pays en conflit. Les stocks mondiaux devraient néanmoins augmenter pour atteindre environ 608 millions de tonnes.

Il y aurait donc suffisamment de céréales. Alors d'où vient la menace de pénurie alimentaire? En premier lieu de la peur. La pandémie et la guerre ont fait exploser les prix des céréales sur les marchés internationaux. Les pays pauvres ne peuvent donc plus se permettre d'acheter des céréales, même si elles sont disponibles.

En revanche, les pays riches ne manquent pas de céréales et surtout pas en Suisse. Avec suffisamment d'argent, on peut tout acheter. L'Office fédéral pour l'approvisionnement économique affirme à ce sujet: «L'approvisionnement de la Suisse en denrées alimentaires est assuré».

Nous retiendrons que l'arrêt des exportations en provenance d'Ukraine et de Russie peut aggraver le problème de la faim, surtout dans des pays comme la Somalie, le Soudan ou le Bénin, qui dépendent presque entièrement des livraisons en provenance d'Ukraine ou de Russie. Il y aurait pourtant suffisamment de céréales pour le marché mondial. C'est donc la peur qui fait flamber les prix sur les marchés agricoles.

Reproche numéro 1: la Suisse n'est pas solidaire

Concernant les critiques de l'Union des paysans et de Syngenta: le premier reproche au Conseil fédéral est de ne pas tenir compte de la situation en Ukraine et d'empêcher la production de pain pour un million de personnes avec 3,5% de surface de biodiversité.

Le conseiller national UDC Martin Haab, également membre du comité directeur de l'Union des paysans, a même déposé une interpellation à ce sujet. Il y demande au Conseil fédéral s'il est éthiquement justifié d'importer encore plus de denrées alimentaires en Suisse. «Les tendances de consommation ont tendance à évoluer dans une direction plutôt basée sur les produits végétaux. Il faut satisfaire cette demande avec des produits suisses», écrit Haab.

A première vue, il est vrai qu'une réduction de la surface cultivée entraîne une baisse des rendements. Cependant, la crise alimentaire actuelle et les accusations de l'Union des agriculteurs se situent sur des échelles de temps différentes. Même s'il y avait une pénurie de céréales sur les marchés agricoles, celle-ci ne pourrait être compensée à court terme que par des transferts et de la logistique.

Ceci car les nouvelles céréales doivent d'abord être produites. Cultiver, récolter, distribuer: cela n'est pas possible du jour au lendemain. La Suisse n'achètera pas non plus la farine de tiers dans un avenir proche. Les mesures renforcées du Conseil fédéral n'entreront en vigueur qu'en 2024.

La comparaison avec le pain n'est cependant pas seulement biaisée sur l'axe du temps: en effet, les surfaces perdues ne serviraient pas uniquement à produire du blé pour la fabrication de pain mais aussi et surtout des aliments pour animaux de rente. En 2020, plus de 55% des céréales cultivées ont été utilisées pour la production d'aliments pour animaux. Si l'on prenait la solidarité au sérieux, il faudrait donc également parler d'une réduction du nombre d'animaux de rente. Nous y reviendrons plus tard.

La question de savoir si le Conseil fédéral a choisi le bon moment pour mettre des terres agricoles en jachère comporte en effet une troisième composante. «Il est absolument nécessaire d'introduire des mesures pour préserver la biodiversité», déclare Lucius Tamm, directeur du département des sciences des plantes utiles à l'Institut de recherche de l'agriculture biologique (FiBL) à Frick (AG).

Le monde se trouve au milieu de la sixième grande extinction d'espèces de l'histoire. Les engrais excessifs, l'utilisation de pesticides et la destruction des habitats naturels pour augmenter les terres cultivables en seraient en partie responsables. «Il est donc urgent de transformer l'agriculture dans le sens de la durabilité. Sinon nous risquons d'avoir des pertes de récoltes non seulement locales, mais aussi mondiales», poursuit Lucius Tamm.

Reproche numéro 2: l'agriculture biologique augmente la famine

Lucius Tamm.
Lucius Tamm.bild: zvg

Cela nous amène au deuxième reproche, formulé par le patron de Syngenta, Erik Fyrwald. L'agriculture biologique consommerait trop de ressources, utiliserait trop de terres et aggraverait ainsi le problème de la faim. C'est pourquoi il faut s'en détourner.

Là encore, il est vrai que les rendements de l'agriculture biologique sont inférieurs à ceux de l'agriculture conventionnelle, en moyenne de 10 à 20%, comme le dit Lucius Tamm. «Les 50% de rendements en moins mentionnés par Monsieur Fyrwald sont un extrême absolu. Si c'était le cas sur l'ensemble du territoire, il n'y aurait pas d'agriculture biologique».

La guerre en Ukraine montre justement que ce sont l'agriculture conventionnelle et les marchés mondiaux qui sont en échec total et non l'agriculture biologique. Cette dernière ne représente qu'une part de 1,5% des productions mondiales. 98,5% des denrées alimentaires sont toujours cultivées de manière conventionnelle. En Suisse et dans l'UE, les quotas sont certes plus élevés, mais assouplir maintenant les règles environnementales pour augmenter la production alimentaire (nous pensons aux échelles de temps et aux entrepôts pleins) ne résoudrait pas la crise. Au contraire, ce serait contre-productif.

Les problèmes sont ailleurs.

Problème 1: la viande

Le premier grand problème qui n'a été abordé ni par Syngenta ni par l'Union des paysans est la consommation de viande. Si nous continuons à consommer de la viande comme nous l'avons fait jusqu'à présent, ni l'agriculture biologique ni l'agriculture conventionnelle ne pourront fournir les calories dès que les changements climatiques seront trop importants.

En 2017, le FiBL a calculé que si la population mondiale s'adaptait à notre mode de vie occidental, il faudrait s'attendre à un besoin quotidien de 30 billions de calories d'ici 2050. Or, seules 24 billions des calories pourraient être produites.

Pour couvrir les besoins, il faudrait donc davantage de terres. Si l'agriculture conventionnelle perdure, il manquera 20% de terres cultivables dans 30 ans et même 60% si l'on opte pour la production biologique. Le problème est ici: dans la plupart des pays occidentaux, la production agricole est déjà très fortement optimisée pour un rendement maximal. Seule une destruction massive des habitats naturels permettrait de créer davantage de terres fertiles. Or, comme nous l'avons déjà expliqué, une destruction continue de la biodiversité serait dévastatrice, y compris pour l'agriculture.

Vaches dans un «Feed Lot» en Utah.
Vaches dans un «Feed Lot» en Utah.image: shutterstock

Le levier doit donc être actionné ailleurs. La solution de la science: «Feed no food». Si les plantes cultivées pour produire de la nourriture pour animaux étaient directement consommées par les humains, on pourrait absorber 20% de calories en plus. Cela signifie à l'inverse que pour produire une calorie animale, il faut une surface plusieurs fois supérieure à celle nécessaire pour produire une calorie végétale. Les animaux devraient donc manger principalement de l'herbe et des déchets.

Rappelons qu'en 2020, 55% des céréales cultivées étaient destinées à l'alimentation animale. Au total, 43% de l'ensemble des terres agricoles suisses sont consacrées à la culture fourragère. De plus, environ 1,2 million de tonnes de fourrage ont été importées. Combien de millions de pains pourraient être fabriqués si les animaux ne mangeaient que de l'herbe et des déchets? l'Union suisse des paysans ne s'est pas encore attaquée à ce calcul.

C'est ce qu'a calculé l'agronome Mathias Stolze dans un livre publié en 2019. Si l'on réduisait le nombre de bêtes en Suisse de telle sorte qu'elles puissent être élevées sans fourrage supplémentaire, la production de denrées alimentaires et le taux d'autosuffisance augmenteraient de manière substantielle. Par ailleurs, les émissions d'ammoniac seraient réduites de 9%, les excédents d'azote de 24% et les émissions de gaz à effet de serre de 10%.

Tout cela supposerait bien sûr un changement de notre comportement de consommation. Il faudrait notamment réduire drastiquement la consommation de poulet, qui est principalement nourri avec du soja importé du Brésil.

Une tâche quasiment insurmontable car l'industrie de la viande, qui pèse des milliards, ne devrait guère être intéressée par une diminution de la viande. Dans une étude récemment publiée, l'Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW) est arrivée à la conclusion que l'industrie suisse de la viande influencerait la perception de la population par des messages trompeurs et enjolivés. Les services de l'Etat feraient les affaires de l'industrie car la politique «privilégie les intérêts de production et de vente par rapport aux nombreuses autres préoccupations de la société».

Dans une étude publiée ce mercredi, Greenpeace arrive à la même conclusion: la publicité pour la viande, financée en partie par l'argent des contribuables, utilise des techniques de manipulation pour légitimer et augmenter la consommation de produits d'origine animale. Aucune distinction n'est faite entre les produits respectueux de l'environnement et ceux issus de l'élevage intensif.

Il ne serait pas nécessaire de renoncer complètement à la viande. Une réduction de 50% ferait déjà des miracles. En effet, les deux tiers des terres agricoles mondiales sont des pâturages inadaptés à l'agriculture. Les bovins, les chèvres ou les moutons peuvent transformer l'herbe en précieuses protéines. En outre, la culture de trèfle pour l'alimentation animale pourrait faire partie d'une rotation naturelle des cultures.

Problème 2: Les déchets

Chaque année en Suisse, 330 kilos de déchets alimentaires évitables sont produits par personne.
Chaque année en Suisse, 330 kilos de déchets alimentaires évitables sont produits par personne.image: schutterstock

Le deuxième grand problème qui n'a été abordé ni par Syngenta ni par l'Union des paysans est le gaspillage des denrées alimentaires. «Il est absurde de penser que l'augmentation des rendements résoudra le problème de l'alimentation mondiale si, dans le même temps, un tiers des aliments sont jetés», a déclaré Adrian Müller, chercheur au FiBL, à «3sat».

Selon l'Office fédéral de l'environnement (OFEV), 25% de l'impact environnemental de notre système alimentaire sont dus au gaspillage alimentaire. Chaque année, 330 kilos de déchets alimentaires évitables sont produits en Suisse par personne. Au total, cela représente 2,8 millions de tonnes. Si l'on jetait un tiers de nourriture en moins, on disposerait de 30% de calories en plus.

Des plans de réduction du gaspillage alimentaire existent déjà: le gaspillage alimentaire en Suisse doit être réduit de moitié d'ici 2030. La Confédération lance un plan d'action à cet effet. La ministre de l'environnement Simonetta Sommaruga a signé un accord en ce sens avec une trentaine de dirigeants d'entreprises et d'associations du secteur alimentaire. Les mesures seront mises en œuvre volontairement, comme il avait été dit lors de la présentation du plan d'action début avril.

Résumé

Résumons la situation: l'aggravation de la situation alimentaire est en partie due aux restrictions de production et d'exportation en Ukraine et en Russie. Toutefois, ce n'est pas le manque de nourriture qui pose problème, mais les difficultés logistiques.

Pendant ce temps, des groupes d'intérêt comme l'Union suisse des paysans ou Syngenta utilisent la guerre comme prétexte pour freiner l'évolution vers la durabilité. Il est facile d'argumenter en faveur d'une augmentation des rendements sous couvert d'aide humanitaire. D'un point de vue économique, il s'agit d'une manœuvre intelligente: des intérêts financiers massifs se cachent derrière le maintien du statu quo, tout changement en direction de la durabilité bouleverserait le modèle commercial de nombreuses entreprises.

D'un point de vue scientifique, la situation est pourtant claire: le problème ne réside pas dans les cultures de biodiversité ou l'agriculture biologique. Il réside dans le fait que les céréales sont données à manger aux animaux, utilisées comme carburant agricole ou tout simplement gaspillées au lieu de nourrir des personnes affamées. C'est également l'avis de plus de 660 chercheurs qui ont signé ensemble une déclaration.

De véritables mesures à court terme pour soulager la faim causée par la guerre et la pandémie pourraient être prises:

  • Augmenter les fonds alloués au Programme alimentaire mondial pour l'achat de céréales
  • Renforcer les systèmes de protection sociale afin d'éviter les effets négatifs de la hausse des prix alimentaires pour les ménages en situation de pauvreté.

Parallèlement, les mesures visant à réduire le nombre d'animaux et le gaspillage alimentaire devraient être renforcées. En plus de cela, l'agriculture biologique devrait également se développer. Comme le dit Lucius Tamm:

«La transformation de l'agriculture ne se fait pas pour le plaisir. C'est une question de survie à long terme»

Traduit de l'allemand par Nicolas Varin

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source: sda / sergey kozlov
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