A la télé, il n’y a pas plus énervant que ces sujets «conso» comparant la qualité des produits en vente dans les supermarchés. Que ce soit le jambon, les biscuits ou les confitures, le verdict est toujours le même: sans surprise, ce qu’il y a de plus sain est aussi le plus cher. Merci, mais pour une large part des citoyens-consommateurs, le plus sain, donc le plus cher, est inabordable. Aussi se rabat-elle généralement sur ce qu’il y a de plus gras, de plus sucré, de plus transformé. Ce serait bien qu’à l’avenir les sujets «on vous dit tout sur ce que vous mangez» incluent cette donnée essentielle qu’est le pouvoir d’achat.
On touche ici au cœur de l’équation agricole, une équation peut-être insoluble. Dans un monde idéal, l’agriculteur vivrait de son travail, qui consiste à nourrir la population. Dans la réalité, sans subventions ou paiements directs – comme en Suisse –, il ne le peut pas.
Nos sociétés développées se sont-elles trompées quelque part à un moment donné? C’est possible, mais les procès intentés après coup sont faciles. Ils ne tiennent pas compte de facteurs irrationnels, qui recoupent généralement des aspects considérés comme vitaux. Se nourrir est vital. Le «plus jamais ça» de l’après-guerre n’a pas seulement valu pour les camps de concentration, il a valu aussi pour la nourriture: plus jamais l’angoisse du manque, place à l’abondance. Qui n’aurait pas plébiscité cette vision à l’époque?
Tout a sûrement pris une mauvaise direction avec l’industrialisation de la paysannerie, consubstantielle à la société de consommation. Dès lors, le budget accordé par les ménages à l’alimentation n’a cessé de diminuer, de près de la moitié depuis les années 1960.
Le cercle vicieux était enclenché: alors que les salaires n’ont cessé d’augmenter, les prix des denrées alimentaires, produites en grandes quantités et soumises à la concurrence étrangère, ont été poussés vers le bas, ne permettant pas aux revenus des paysans de croître autant qu’ils auraient dû. C’est bien pourquoi le secteur agricole est un secteur tout à fait particulier, qui nécessite le soutien de l’Etat, de nous tous. Et c’est bien ainsi.
La crise qui frappe l’agriculture européenne touche au portemonnaie des agriculteurs comme au sens de leur métier. Les agriculteurs sont sommés de faire leur révolution écologique, le «Green Deal» (les paysans suisses ont une longueur d’avance dans cette adaptation). Ils n’en peuvent plus des directives et des normes, ne supportent plus qu’on leur fasse la leçon sur les produits phytosanitaires. Ils se sentent infantilisés.
Beaucoup ont de la peine à dégager un revenu correct, tant il faut rembourser les investissements et tant sont bas les bénéfices. Le bio, encouragé par les pouvoirs publics, s’écoule mal parce que trop cher, ou trouve preneur à prix cassés, autant qui n’ira pas dans la poche des producteurs.
On en revient à l'équation difficilement soluble d’un secteur agricole devenu industriel dans ses capacités productives, cherchant à présent à gagner plus, en argent comme en dignité, quand tout a été pensé pour nourrir la population à moindre prix. Les agriculteurs ne sont pas irréprochables. Des choix productivistes, avec force investissements, se sont révélés malheureux. Les regroupements en coopératives ont pu donner de meilleurs résultats, mais ils n’ont pas évité, là non plus, des dépressions.
Des marchés de niche s'en sortent mieux, notamment dans le haut de gamme. Mais produire des volailles ou du bœuf haut de gamme, c'est contenter les «riches», ce n'est pas nourrir la population. Comment faire pour que nos budgets s'accordent aux besoins des agriculteurs et inversement? Un défi.