Heureuse Genève qui se permet des expériences dont elle n’a pas à endurer les conséquences. Enfin, croit-elle. Lundi, lors d’un troisième et dernier débat sur la modification du règlement des piscines, la gauche genevoise, la seule en cause ici, a voté un amendement qui autorise de facto la baignade en burkini dans les piscines publiques de la ville. L’UDC a annoncé son intention de lancer un référendum pour s’opposer à cette décision. Elle dispose de 40 jours pour récolter 3200 signatures.
Au nom de l’inclusion et du vivre-ensemble, la gauche, pourtant si déterminée à lutter contre le patriarcat, permet à un vêtement taillé par des hommes, mais porté par des femmes, d’entrer dans les bassins publics. Certes, la personne qui a créé le burkini, dans les années 2000, est une femme. Une musulmane australienne originaire du Liban, Aheda Zanetti. Cette tenue lui avait «permis de pratiquer des activités qui lui étaient jusqu’ici interdites». Interdites, mais par qui? Par quoi?
Par une idéologie qui porte un nom: l’islamisme, soit un redéploiement de l’islam en tant que totalité normative, restrictive pour ce qui concerne le corps de la femme. Cette idéologie, dans son acception moderne, est née au début du XXe siècle. Elle se conçoit comme une finalité civilisationnelle et se veut une riposte globale à l’influence occidentale au Moyen-Orient et au Maghreb. Elle épousera un discours anticolonisateur, imprégné de justice sociale et d’un strict rigorisme sur le plan des mœurs. La femme devient alors à la fois l’objet et l’agent de ce redéploiement idéologique, au moyen d’un marqueur social, le voile.
La gauche tiers-mondiste fermera les yeux sur le rigorisme religieux, ne voyant que le juste combat des peuples à disposer d’eux-mêmes. Jugeant le voile sexiste, elle le tolérera comme un permanent rappel expiatoire des fautes passées de l’Occident et comme un miroir tendu aux partis conservateurs de «chez nous», lorsqu’ils tenaient la femme pour un être socialement inférieur. Et tant pis si des femmes musulmanes pâtissent de ce schéma qui fait d'elles des pions.
C’est cette gauche-là qui a voté lundi en faveur du burkini dans les piscines. Une pétition intitulée «Pour des baignades inclusives en ville de Genève», appelant à l’adoption de l’amendement, avait récolté plus de 1500 signatures. Des associations musulmanes du canton de Genève avaient de leur côté produit un communiqué la veille du troisième débat décisif du conseil municipal. «Oui à des baignades inclusives pour tout le monde, y compris les femmes musulmanes», disait-il, dans une formulation pouvant laisser penser que «les femmes musulmanes», dans l'impossibilité jusqu’ici de revêtir un maillot entièrement couvrant, s'étaient privées de baignades dans des piscines publiques ou ne les avaient fréquentées qu'en éprouvant un constant malaise. Ce qui est faux, de nombreuses musulmanes (pour qui la foi est affaire de conviction personnelle) se baignant en maillot standard.
Dans le rapport de Genève à l’islam, non en tant que foi, mais en tant qu’objet historique, la gauche est souvent aux premières loges. C’est elle, plus tiers-mondiste que jamais, qui favorisa l’envol de Tariq Ramadan. Elle entendait faire de Genève une seconde Alger, lorsque la capitale algérienne était devenue, peu après l’indépendance, le «spot» mondial des révolutionnaires. Mais elle devint surtout le «Neauphle» de l’islamisme bon teint, d’où partirent prêcher les frères Ramadan dans les années 1990, essentiellement en France. Neauphle, du nom de cette localité des Yvelines, en région parisienne, où résida en exil Khomeiny avant son retour triomphal en Iran en 1979.
Chacun comprendra que les musulmans ne sont pas ici en cause et que le libre port du voile dans l'espace public est acquis. Ce dont on parle, c’est d’une idéologie qui travaille à ce qu’on pourrait appeler une coexistence séparée, au nom d’un dogme religieux réinventé et qui place les «musulmans» et les «musulmanes» dans des dilemmes identitaires. Une partie des progressistes trouvent le voile tendance et féministe en ce qu’il traduirait la volonté de la femme, encore mieux si elle est jeune, de s’affranchir des canons du paraître. Dans sa dernière livraison, le mensuel romand Le Regard Libre révèle l’existence d’un flyer édité par une école d’arts genevoise, montrant une étudiante voilée comme une sœur dans un couvent. L’établissement invoque «l’esprit d’ouverture et de créativité» dans lequel cette illustration a été pensée.
Pourquoi? Pourquoi cela, quand le régime des mollahs en Iran, instaurateur d’une «tenue islamique» pour les femmes, se craquèle un peu? La gauche genevoise ferait bien de se regarder dans le miroir qu’elle tend aux autres.