Les autorités du canton de Fribourg ont-elles commis une bourde monumentale? Le licenciement du directeur du cycle d’orientation gruérien de La Tour-de-Trême, Frédéric Ducrest, ne passe pas. Une colère sourde gronde à l’ombre du Moléson. Pourquoi lui? «Celui que tout le monde nous enviait, le meilleur, on nous l’a ôté, c’est une telle injustice», réagit-on parmi les enseignants de cet établissement accueillant 950 élèves en périphérie de Bulle.
«L’Etat a voulu faire un exemple», entend-on chez ses nombreux soutiens. Forte tête, Frédéric Ducrest? Avec sa hiérarchie peut-être, pas du genre à dire «amen» à tout. Mais, à l’évidence, apprécié de son personnel. Aimé, même. En tout cas respecté. Voilà une affaire qui survient au moment où les orientations pédagogiques de l’école sont remises en cause par une partie grandissante du corps enseignant romand. Un hasard? Pas vraiment.
Le 24 janvier, celui qui dirigeait depuis 20 ans le CO de La Tour-de-Trême, qui en était en quelque sorte le père, l’ayant inauguré en même temps qu’il en prenait les commandes, en 2004, s’est vu signifier son licenciement avec effet immédiat, à l’âge de 57 ans.
En mai 2022, dans sa traditionnelle lettre annuelle aux «parents», «collègues» et «élèves», Frédéric Ducrest citait François-Xavier Bellamy, un homme de droite, député français au parlement européen, anciennement professeur de philosophie. Un éloge du «par cœur», si peu en cour dans les méthodes actuelles d’enseignement. «Citer Bellamy, c’était déjà délicat», observe avec recul le directeur licencié.
Dans ses diverses prises de position officielles, Frédéric Ducrest ne manquait pas de glisser sa conception de l’enseignement, insistant sur les notions de transmission, d’effort, de verticalité. Toutes choses qui pouvaient ne pas plaire à l’heure où «les directives prônent la co-construction prof-élèves et la hiérarchie horizontale», note-t-il.
Frédéric Ducrest avait une devise qui dérangeait en haut lieu: «Bienveillance et fermeté».
Annoncé en vacances, Hugo Stern, le chef du service en question, n’a pas fait suite à l’e-mail que nous lui avons envoyé.
Il ne fait pas de doute que Frédéric Ducrest, joueur de trombone basse dans la fanfare de Rossens depuis 44 ans, a une vision de l’enseignement plutôt «à l’ancienne», où rien ne compte tant que l’acquisition des savoirs fondamentaux que sont lire, écrire et compter, où l’autorité du maître repose sur un rapport respectueux de l’élève sans être égalitaire, où la «règle des 5C», comme il l'appelle dans une boutade, parfois s'impose: «C'est con, mais c'est comme ça.»
Le directeur en disgrâce se fait plus mordant:
Le problème, si c’en est un, c’est que beaucoup, dans l’enseignement, à l’image de cette professeure valaisanne récemment interviewée par watson, sont sur la même ligne que Frédéric Ducrest. Les enseignants de La Tour-de-Trême que nous avons approchés plébiscitent la démarche de leur ex-directeur: «Bienveillance et fermeté, ça nous convient très bien». «Des patrons nous alertent sur le niveau catastrophique d’élèves arrivant en apprentissage», s'inquiètent-ils.
Officiellement, Frédéric Ducrest a été licencié pour avoir enfreint son devoir de réserve, ce que l'Etat, son employeur, nomme un «juste motif». Prenons les faits dans leur chronologie.
Le 27 septembre, il y a moins de cinq mois, celui qui dirigeait encore l’école secondaire de La Tour-de-Trême était convoqué par sa hiérarchie qui avait des reproches à lui faire. Parmi ces reproches:
Pour Frédéric Ducrest, ce sont là des «prétextes» à l’avertissement qu’il allait recevoir courant octobre. Cet avertissement lui parvient donc, fondé tout ou partie sur les reproches formulés plus haut. Il entreprend de les contester dans une lettre qu’il adresse à sa hiérarchie. Au passage, il envoie une copie de ses contre-arguments à l’ensemble des enseignants du CO.
Le 22 novembre, 67 enseignants de La Tour-de-Trême, soit les trois-quarts du total des professeurs employés par l’établissement, écrivent une lettre à deux conseillers d’Etat, dont la cheffe de la Direction de l’enseignement, l’écologiste Sylvie Bonvin-Sansonnens, au préfet de la Gruyère, au chef de service, ainsi qu’à l’inspecteur scolaire. A tous ceux qui, manifestement, en ont après Frédéric Ducrest, voyant peut-être en lui un gêneur pouvant faire tache d'huile. La missive des enseignants est une défense pied à pied de leur directeur.
Dans la lettre, un passage est révélateur du hiatus qu’on sent poindre entre des directives pédagogiques comme hors sol et les souhaits de la base aux prises avec les réalités du terrain:
Sept jours plus tard, le 29 novembre au soir, La Liberté publiait l’information selon laquelle Frédéric Ducrest était sous le coup d’une procédure de licenciement. Raison invoquée: le directeur n'a pas respecté son devoir de réserve en transmettant aux professeurs du CO de La Tour-de-Trême sa demande de révision de l’avertissement reçu au mois d’octobre.
Outre le soutien des enseignants du CO gruérien, le directeur licencié peut compter sur celui de neuf députés du Grand Conseil fribourgeois issus de tous partis, sauf des Verts. Dans un mandat déposé le 8 décembre, ils demandent à la Direction de la formation et des affaires culturelles en main de Sylvie Bonvin-Sansonnens de procéder à un audit externe du SEnOF.
Alors que la RTS faisait part, samedi dans le 19:30, d’un «autoritarisme» reproché par des parents d’élèves à Frédéric Ducrest, Eric Barras, agriculteur et syndic UDC de Châtel-sur-Montsalvens, n’a que des félicitations à lui adresser pour son travail effectué à la direction du CO de La Tour-de-Trême. «Mes quatre enfants y ont été scolarisés», indique-t-il.
Il ajoute:
Le 8 novembre, visiblement une coïncidence, le nouveau conseiller national UDC fribourgeois Nicolas Kolly, à l'époque encore député cantonal, déposait une question écrite à l'attention du Conseil d'Etat. Il lui demandait de répondre sur des points critiques, tels que le niveau scolaire et les notions de «hiérarchie et de discipline» qui lui semblent mises à mal.
Watson a sollicité la conseillère d’Etat Sylvie Bonvin-Sansonnens, qui a répondu par écrit. Elle décline la demande d’un audit à large échelle du SEnOF, comprenant les orientations pédagogiques, tel que voulu par les 9 députés du Grand Conseil. «Une analyse scientifiquement étayée nécessite que les données pertinentes soient récoltées sur une longue période d’observation et comparées avec celles d’un "groupe-témoin" ne dépendant pas du service analysé, écrit-elle. Il ne paraît pas réaliste de débuter une telle étude spécifique au SEnOF; il faudrait mettre en place une structure et un processus propre à la partie francophone du canton et d’éventuels résultats ne pourraient être livrés que dans plusieurs années.»
Elle annonce, en revanche, la livraison pour 2025 ou 2026 des résultats d’une évaluation globale de l’école obligatoire fribourgeoise.
A la question portant sur la demande, exprimée par certains professeurs, d’une structure hiérarchique plus affirmée au sein de l'école, la conseillère d’Etat répond:
Licencié le 24 janvier de son poste de directeur du cycle d'orientation de la Tour-de-Trême, Frédéric Ducrest a fait recours de cette décision.