Sorti à la fin de l'année dernière aux éditions Favre, «Désolé pour l'orthografe» sonne comme un réquisitoire contre les choix éducatifs faits par l'institution scolaire, «au détriment de l'acquisition des savoirs fondamentaux». L'auteure, Marie Pedroni, enseigne le français et l'anglais dans le Secondaire I, en filière élémentaire, où les exigences sont moins élevées qu'ailleurs. Ses élèves ont entre 12 et 15 ans.
Voyons en détail ce qu'elle reproche à l'école et les solutions qu'elle préconise pour qu'elle aille mieux.
Quelles sont les principales lacunes que vous constatez chez les élèves?
Marie Pedroni: La lecture et l’écriture. L’orthographe étant la pointe émergée de l’iceberg. Les fautes d’orthographe sont un symptôme de difficultés plus importantes dans l’acquisition du français. Ces lacunes s’expliquent en grande partie par un vocabulaire très succinct et une absence de lecture. Par lecture, j’entends des textes et même des livres, bref quelque chose qui s’écarte de la bande dessinée et des contenus Instagram.
Ils ne comprennent pas des phrases avec un style un peu littéraire. A noter que depuis la parution de mon livre, des collègues qui enseignent dans des filières à exigences plus élevées me disent partager tout ou partie de mes constats.
Avez-vous un exemple de phrase dont la compréhension échappe à certains élèves?
Oui, je donne l'exemple suivant dans mon livre: «Quelques jours plus tard, en mettant de l’ordre dans les maigres affaires du vieil homme, l’aubergiste fut intrigué par une photographie ancienne».
Qu'est-ce qui pose problème?
Le participe présent, le passé simple, le choix et le placement des adjectifs sont autant de difficultés qui s’additionnent dans cette phrase et la rendent incompréhensible pour certains élèves.
D’où viennent ces difficultés de compréhension?
Ils arrivent au secondaire avec des connaissances éparpillées. A cela s’ajoutent le peu d’importance donné à la lecture à la maison et des problèmes d’attention, aujourd’hui généralisés et observables à tous les échelons de la scolarité. Des élèves ont du mal à s’investir dans leur apprentissage. Cela dépasse la question classique d’aimer ou de ne pas aimer l’école. On parle ici d’attention qui n’est pas là.
Pourquoi cette attention fait-elle défaut?
Cela tient en grande partie, à mon avis, au rôle prépondérant des écrans récréatifs dans la vie de la plupart des élèves. On parle d’Instagram, de TikTok, d’autres plateformes encore.
A côté de cela, il y a le numérique éducatif. Prend-il aujourd’hui trop de place à l’école?
Je fais bien la distinction entre le numérique récréatif et le numérique à l’école. Ce n’est pas pareil de visionner une vidéo TikTok et de rédiger un CV sur un fichier Word. Le numérique scolaire peut être un outil très utile quand on s’en sert à bon escient. Mais je sens une volonté de la part des décideurs, politiques et pédagogiques, d’en faire quelque chose de central, dans l’idée qu’il faut préparer nos élèves à vivre plus tard dans un monde lui-même très numérique. Or ce n’est pas pour autant qu’il faudrait négliger les fondamentaux. La maîtrise des fondamentaux – la lecture, l’écriture, le vocabulaire, la syntaxe en ce qui concerne le français – conditionne l’utilisation adéquate que l’on fait du numérique.
Justement, le système éducatif actuel semble accorder de l’importance à des compétences qui ne sont pas seulement celles des fondamentaux. Cela participe du problème, comprend-on en vous lisant.
Il y a un discours qui tend à imposer l’idée qu’on développe aujourd’hui des compétences qu’on ne développait pas il y a trente ans. Ce qui, à mon sens, reste à prouver. Je pense à la créativité, aux capacités de communication, toutes choses qu’on cherche à susciter chez les élèves.
Pourquoi met-on aujourd’hui l’accent, peut-être davantage qu’hier, sur la créativité?
Cela est probablement dû au fait que la créativité est perçue comme indispensable pour évoluer dans le monde actuel. Nous vivons aussi dans une société qui célèbre l’individualité et qui est très attachée aux droits individuels.
Cela recoupe en partie les problèmes d’attention que vous soulignez dans votre livre et qui ont notamment à voir avec la question de l’autorité du professeur, qui peut être perçue comme une entrave au développement de l’élève.
Effectivement, on accorde beaucoup d’importance à la bienveillance. Mais, comme professeur, on peut être à la fois bienveillant et exigeant. L’un n’empêche pas l’autre. On a peut-être, par souci de bienveillance, laissé de côté certaines exigences, alors qu’une exigence bien amenée peut être une aide pour les élèves.
Que faudrait-il faire pour améliorer l’acquisition des fondamentaux?
La réponse se situe avant tout au primaire. Le primaire doit donner aux élèves des apprentissages structurants. Car tout n’était pas à jeter dans ce qui se faisait il y a quarante ans.
Qu’est-ce qui n’était pas à jeter?
Je parle dans le livre de la méthode du drill, c’est-à-dire le fait de répéter des règles de base jusqu’à ce qu’elles soient acquises. Certains trouvent cela rébarbatif, mais l’école n’est pas qu’un lieu de satisfaction immédiate. L’apprentissage par cœur doit aussi être encouragé. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut faire que de la répétition et du par cœur. Pensons également au soin apporté par les élèves à leurs cahiers – quand ils en ont – qui devrait redevenir une exigence.
Vous vantez aussi les mérites de la dictée. Pourquoi?
Face au peu de maîtrise de l’orthographe actuellement, je pense qu’il faut revenir, au moins pour les mots fréquents, usuels, à l’apprentissage par cœur.
A quelle fréquence faites-vous des dictées en classe?
J’avoue en faire très peu. Parce que, comme d’autres de mes collègues, je suis dépendante de plein de facteurs. C’est difficile de commencer à faire des dictées au secondaire quand les élèves n’ont pas pris l’habitude d’en faire régulièrement au primaire. Sans compter que nos programmes sont très fournis.
Lors de dictées, les élèves ont des dictionnaires, écrivez- vous. Cela peut paraître bizarre, non?
Au primaire, les trois quarts des enseignants que j’ai pu interroger autorisent l’usage du dictionnaire pendant la dictée. La raison invoquée du dictionnaire, c’est que, plus tard, l’individu, qu’on souhaite autonome, pourra aller chercher le sens ou l’orthographe d’un mot dans un dictionnaire. Mais il y a un minimum qui doit être acquis sans nécessiter le recours à un dictionnaire ou un correcteur.
Il y a un moment de vérité à l’école, c’est la fin de la scolarité obligatoire, au terme du secondaire I. C’est là qu’on enregistre le plus grand taux de redoublements. Parce qu’on a été dans le déni auparavant?
Certains de ces redoublements se font uniquement dans le but d’obtenir une meilleure moyenne, pour pouvoir ensuite aller dans certaines écoles. Mais cela signifie aussi, en effet, que des apprentissages n’ont pas été acquis au long de la scolarité obligatoire et qu’on s’en rend compte à la fin.
Si le drill, le fait de répéter les choses, est insuffisamment présent dans l’apprentissage du français, dites-vous, il a en revanche toute sa place dans l’enseignement des sujets sociétaux que sont l’égalité hommes-femmes, la lutte antiraciste ou le combat contre le harcèlement, avez-vous relevé. On se trompe de priorité?
L’enseignement de la tolérance a évidemment toute sa place et il ne faudrait pas croire que c’est quelque chose de nouveau à l’école. On veut s’assurer que nos élèves pratiquent l’ouverture à l’autre. Très bien. Mais encore une fois, je pense que c’est une erreur de vouloir séparer cela des fondamentaux.
Parce qu’un élève qui n’a que peu de vocabulaire, face à quelqu’un qui ne pense pas comme lui, aura tendance à en venir aux mains ou, à l’inverse, à se recroqueviller. Ce que je dis aussi dans le livre, c’est qu’enseigner la tolérance, mais se priver du droit de sanctionner un élève lorsqu’il fait preuve d’intolérance, ne sert pas à grand-chose.
Vous notez par ailleurs que, sous l’influence des méthodes américaines transposées à l’Europe et à la Suisse, il est devenu très important d’inculquer à l’élève de la confiance en soi, quitte à créer chez lui une «surconfiance». Ce qui aboutit parfois à ce que la journaliste française Natacha Polony, que vous citez, appelle des «crétins satisfaits». Comment s’y prend-on pour faire comprendre à un élève qu’il n’y a rien de plus important que la confiance qu’il doit avoir en lui?
Je peux vous citer un exemple. Récemment, une maman m’a fait part de ce qu’elle avait vécu avec sa fille en primaire. Celle-ci avait écrit une réponse rédigée de façon totalement phonétique, truffée de fautes, lors d’un examen. Dans la marge, pour toute appréciation, il y avait écrit un «bravo», sans qu'apparaisse aucune correction. Alors oui, bienveillance et encouragement, mais il faut quand même se baser sur des faits.
Vous écrivez quelque chose qui résume en quelque sorte votre propos sur l’école: «Nous sommes dans une voiture dont une roue menace de se détacher, dont les essuie-glaces sont cassés et dont le moteur donne des signes qu’il pourrait lâcher à tout instant, et nous débattons au sujet de la couleur de la carrosserie».
Oui, c’est comme la métaphore sur le Titanic faite par un professeur français. Alors qu’il coule, on débat sur les morceaux que doit jouer l’orchestre. Cela pour dire que nous devrions nous poser les bonnes questions et déjà accepter les faits.
Quels retours avez-vous suite à la parution de votre livre?
Sur le terrain de l’enseignement, j’ai énormément de retours qui vont dans mon sens. D’autres personnes, un peu périphériques au terrain, maintiennent que tout va bien. Or une première étape est de se dire que tout ne va pas bien. Aux tests PISA, on s’aperçoit qu’un quart des élèves ne maîtrise pas la lecture. C’est beaucoup trop. Mais il faut souligner que les problèmes de l’école ne se règleront pas qu’à l’école. Les parents ont leur rôle à jouer, ainsi que la société dans son ensemble.
Quel message d’alerte souhaiteriez-vous faire passer?
Plus qu’un message d’alerte, je soulignerais la nécessité qu’un vrai dialogue s’instaure entre les différents acteurs du monde éducatif, en particulier entre le terrain et les hiérarchies ou les instituts de formation. C’est faire fausse route de ne pas voir que la maîtrise du français est une condition sine qua non pour arriver aux compétences que l’on souhaite et veut mettre en valeur, comme la créativité, la communication ou le numérique.
Marie Pedroni, «Désolé pour l'orthografe. Réflexions sur l'effritement du niveau scolaire», Favre, 2023, 191 pages.