Les dernières élections européennes ont vu la percée de l'extrême droite dans quasiment tous les pays de l'UE. L'Union européenne est peut-être sur le point de voir sa classe politique changer, avec un Parlement à cette image.
Qu'en est-il de la Suisse? Berne va-t-elle devoir adapter ses stratégies à ce nouveau Parlement? Quid de la prochaine tentative d'accord des autorités avec Bruxelles? Nous avons décrypté toutes ces questions avec René Schwok, professeur d’études européennes à l’Université de Genève et titulaire d'une chaire en politique européenne.
Que retenir de ces élections européennes?
René Schwok: Le résultat est conforme aux sondages. Il y a une montée de l'extrême droite et une perte assez importante pour les libéraux (Renew) et les écologistes. La formation conservatrice, le PPE, reste le principal parti au centre du Parlement européen, comme un pivot, et les socio-démocrates ont fait de bons scores. Quatre postes importants doivent être alloués: celui de la présidence de la Commission européenne (CE) va se jouer d'ici la fin du mois. Il y a aussi le Haut-représentant et le président du Conseil européen et celui de la Banque centrale. Peut-être aussi le président du Parlement. Mais ils seront tous issus des formations dominantes: les conservateurs, les libéraux et les sociaux-démocrates. Tout cela va avoir lieu sans trop d'interférence de l'extrême droite.
Les bons scores des groupes Identité et démocratie (ID) et Conservateurs et réformistes européens (CRE) n'ont donc servi à rien?
Le Parlement européen fonctionne comme en Suisse: il y a des majorités à géométrie variable et des coalitions en fonction des sujets. Dans certains pays qui fonctionnent avec des majorités qui gouvernent, comme en Italie ou particulièrement en France, on a du mal à le comprendre. Et puis, il y a la théorie du «cordon sanitaire» face à l'extrême droite, qui tombe dans de nombreux pays comme en Italie, en Autriche ou aux Pays-Bas.
A quoi pensez-vous?
Une partie des conservateurs et des libéraux vont s'aligner sur les partis de droite dure sur les questions d'immigration ou d'environnement. Avec 25% des voix acquises – on peut même monter à 28% avec certains députés des groupes neutres, mais dont la tendance politique est proche de ces groupes – on devrait voir des compromis sur un durcissement de l'immigration.
Mais ils vont avoir un rôle pivot ou se montrer divisés en fonction des tendances en leur sein. Il faut toutefois rappeler que le désavantage des formations nationalistes, c'est qu'elles servent par définition leurs propres intérêts. Ils n'ont donc pas toujours les mêmes thèses. Et puis il y a des querelles d'ego.
Vous évoquez 28% de députés de droite dure dans ce nouveau Parlement européen. C'est aussi le pourcentage de l'UDC aux dernières fédérales. La Suisse avait-elle 20 ans d'avance en termes de tendances politiques?
Ce qui est certain, c'est que la démocratie directe
couplée à une utilisation de la proportionnelle pour le Conseil national favorise la fluidité des idées. C'est le cas avec l'UDC blochérienne des années 1990 et ce mouvement qui lui ressemble désormais en Europe, mais aussi avec l'apparition des partis écologistes dans les années 1980.
Peut-on dire que l'UDC a influencé d'autres partis de droite dure en Europe?
Fondamentalement, non. Il y a bien quelques politiciens comme Marine Le Pen ou Giorgia Meloni qui citent certaines solutions ou politiques suisses dont elles voudraient s'inspirer, mais il s'agit souvent de clichés. Ou alors d'une affaire spectaculaire, par exemple liée au secret bancaire. Peut-être Geert Wilders a-t-il cité quelquefois l'UDC sur la question de l'Islam et des minarets, mais c'est resté superficiel. Non, la vérité, c'est qu'en Europe, on ne parle jamais de la Suisse, considérée comme un pays méconnu.
Même nos voisins: en France, les politiciens ignorent tout de la Suisse. Les Autrichiens nous ignorent. L'Allemagne s'intéresse un peu à notre système, marginalement. Il faut dire qu'Alice Weidel, la cheffe de l'AFD, a vécu à Bienne avec sa compagne et connaît un peu notre fonctionnement.
Quels seront les impacts de ce nouveau Parlement sur la politique et les partis suisses?
En termes institutionnels, rien du tout. Mais il ne faut pas sous-estimer l'état d'esprit du moment, le Zeitgeist, si on peut dire. Ce nouveau Parlement imposera beaucoup plus certaines thèses, notamment sur la critique de l'immigration et celle des politiques environnementales. Cela se fait déjà. Prenez le développement et la vente de voitures électriques: tant l'UE que la Suisse ont pris ce virage dans leurs parlements respectifs, alors que Berne n'est en rien obligé par Bruxelles de le faire. La Suisse est en plein cœur de l'Europe et est géographiquement et culturellement européenne. C'est un genre de satellisation logique et naturelle pour un pays enclavé. L'UDC se sentira raffermie dans ses convictions et pourra dire: «Voyez ce qu'il se passe au Parlement européen».
C'est ironique de se dire que l'UDC, qui est ouvertement anti-Union européenne, puisse s'inspirer de ce nouveau Parlement européen...
De fait, s'il est plus en adéquation avec les thèses de l'UDC, celle-ci pourra légitimer plus facilement ses propositions. Par exemple, elle n'aura aucun scrupule à dire que si l'Union européenne revient en arrière sur son interdiction des voitures thermiques, on peut le faire aussi en Suisse. Ou de s'inspirer du renvoi d'étrangers extra-européens au Rwanda, par exemple, si un parlementaire ID ou CRE l'évoque.
Il y a une différence tout de même, de naturelle intrinsèque: l'UDC est contre la liberté de circulation des personnes entre la Suisse et l'UE.
Peut-être, mais sur la question de l'immigration extra-européenne, l'UDC et les groupes ID et CRE sont sur la même longueur d'ondes. Même si les partis d'extrême droite européens eux-mêmes ne sont pas contre la libre circulation des personnes entre les pays de l'Union européenne.
Que pensez-vous des autres thématiques, notamment sociétales: l'avortement, les droits LGBT, etc?
Je ne suis pas sûr, honnêtement. Car même s'ils sont conservateurs dans leurs programmes, leur train de vie l'est moins que certains dirigeants du PPE ou même des socio-démocrates, par exemple. Le Pen et Meloni sont les deux séparées avec leurs affaires de couples dans les médias, Alice Weidel est en couple avec une femme. Non, je pense plutôt que le changement de direction au Parlement se fera sur les questions d'écologie et d'immigration extra-européenne. Et puis, ce ne sont pas les compétences du Parlement européen de légiférer sur les questions sociétales.
Si le Parlement européen verse dans la droite nationaliste, verra-t-on l'UDC vouloir l'intégrer et la gauche le refuser?
Cette distinction UDC ou partis de gauche face à l'Union européenne est un peu dépassée. Rappelez-vous de la votation sur Frontex, en 2022: c'est l'UDC qui a sauvé la participation au programme pour raisons de sécurités des frontières, alors que le PS et les Verts s'y opposaient. Résultat: l'UDC a indirectement permis à la Suisse de rester dans Schengen alors que la gauche était prête à prendre des risques.
La situation n'est donc pas nouvelle?
Je tiens à être clair sur un élément: aucun parti suisse n'est vraiment europhile – à l'exception peut-être des Vert'libéraux. Même le Parti socialiste, qui a inscrit l'adhésion à l'UE dans ses statuts, met tant de bâtons dans les roues sur la question de la protection des salaires qu'on ne peut pas réellement l'appeler pro-UE. Et pendant ce temps, les extrêmes droites européennes ont calmé leur discours sur la sortie de l'UE et ont décidé d'agir de l'intérieur. Il faut se rendre compte que ce paradoxe: les partis de droite dure européens sont bien moins eurosceptiques que n'importe quel «euroturbo» suisse, fut-il socialiste ou libéral-radical.
La situation va-t-elle influencer sur les Bilatérales III?
Le Conseil fédéral l'a répété: on veut avoir terminé les négociations pour le 1er décembre, c'est-à-dire avant l'entrée en fonction de la nouvelle commission. Car c'est celle-ci et les Etats membres qui ont la haute main sur ce processus. Les compétences du Parlement sont limitées à pouvoir refuser leur proposition, ce qu’il ne fera pas.
Et si le processus prenait du retard? Pourrait-on voir une Commission européenne contrôlée par l'extrême droite?
Cela ne va rien changer non plus. Les membres de la Commission européenne sont proposés au Parlement par les gouvernements des Etats membres. Ils sont proches d'eux politiquement. Le Parlement européen peut refuser les propositions de commissaires qui lui sont faites par les Etats-membres, mais pour des raisons de manque de compétence ou d’atteinte aux bonnes moeurs, pas sur des critères politiques. La Commission restera aux mains des conservateurs, des libéraux ou des socio-démocrates.