Nous avons rendez-vous au dernier étage des archives de l'Etat de Fribourg. C'est dans ce bureau que Lionel Dorthe, historien, conserve une partie des ouvrages qui recensent les interrogatoires conduits dans les tours de la ville, du 15e au 18ᵉ siècle. Sur la table trône un énorme livre datant du 17ᵉ siècle, que l'on ose à peine feuilleter. «J'ai les mains propres», assure-t-il en touchant le manuscrit ouvert à la page 227. En haut, on lit la date: 23 juillet 1622.
C'est à peu près tout ce qu'un œil non avisé est capable de déchiffrer. A mesure que l'on tourne délicatement les pages, on réussit tout de même à lire les noms qui défilent. Aux côtés des voleurs et assassins se trouvent celles et ceux accusés de sorcellerie. Un pan de notre histoire qui fera l'objet d'une conférence ce jeudi 19 septembre à Fribourg, animée par Cyril Dépraz, auteur du podcast Au terrible temps des sorcières, et Lionel Dorthe.
De 2016 à 2022, Lionel Dorthe et sa collègue Rita Binz-Wohlhauser se sont plongés dans les archives fribourgeoises et ont lu l'ensemble des procès-verbaux d’interrogatoires criminels répartis dans plusieurs dizaines de registres, ainsi que les décisions de justice. Le but? Recenser, éditer puis mettre en ligne les 360 procès pour sorcellerie qui ont eu lieu à Fribourg, du premier en 1493 au dernier en 1741. La création d'une telle base de données est une première en Suisse, pays qui a connu l'une des «chasses aux sorcières» les plus sanglantes d'Europe.
Que contiennent donc ces archives? Lionel Dorthe prend sous les yeux le procès de Marguerite Python, en prison «à cause de mauvaises langues» – les suspicions commençaient en effet toujours par des rumeurs au village. Il lit à haute voix et traduit le texte écrit en franco-provençal. Devant le juge, Marguerite revient sur sa vie, «chez qui elle était lorsque la tempête est survenue», et assure qu'elle n'a presque pas vu la grêle.
Une autre accusation qui revient souvent à Fribourg? Le fait de faire baisser la production de lait. Les frères Rimy par exemple, deux riches paysans, ont été accusés vers 1630 par les voisins de voler le lait de leurs vaches en utilisant des incantations magiques. Ils ont cependant réussi à se défendre en fournissant «une explication scientifique bluffante», relaye l'historien.
Deux profils de «sorcières» et «sorciers» bien différents l'un de l'autre. A l'époque en effet, comme le démontrent les archives, tout le monde, de 8 à 88 ans, pouvait être accusé de sorcellerie: les enfants, les personnes âgées, les riches paysans, les pauvres lavandières. Lionel Dorthe donne même l'exemple d'un juge.
Tous avaient, toutefois, bel et bien un point commun: il s'agissait «de têtes qui dépassent». Des gens à l'écart, qui pensent et vivent autrement ou qui attisent les jalousies. Des «boucs émissaires tenus pour responsables de tous les malheurs quotidiens», en particulier ceux qu'on ne pouvait pas expliquer, tels que les phénomènes naturels qui détruisaient les récoltes.
Et puis, au fil des siècles, les femmes seront de plus en plus accusées et condamnées pour sorcellerie. En cause? L'évolution des pratiques judiciaires d'une part, face auxquelles les femmes, plus fragiles socio-économiquement, étaient plus vulnérables. Et d'autre part le fait que souvent, elles s'accusaient entre elles.
Pour être reconnu coupable de sorcellerie, il fallait répondre de deux chefs d'accusation:
Lionel Dorthe revient sur l'histoire de Jeanette qui, en 1493, racontait au juge qu'elle était malheureuse et qu'elle avait rencontré un homme qui avait des pieds crochus, qui était habillé en noir et qui s'appelait Satana. Elle aurait ensuite renié Dieu:
Les interrogatoires – conduit sous la torture, légale à l'époque – commençaient d'ailleurs par ces questions: quand avez-vous rencontré Satan? Sous quelle forme? Comment était-il? Si la personne avouait les faits reprochés, elle était condamnée à mort, le plus souvent suppliciée par le feu sur la colline du Guintzet. Des détails retranscrits noir sur blanc dans les archives. «C'était difficile de rentrer à la maison avec toute cette souffrance», confie Lionel Dorthe, qui rappelle que ces gens étaient innocents.
Les accusés ne subissaient cependant pas tous le même sort. Dans près de la moitié des cas en effet, les personnes qui n'avouaient pas les crimes – comme les frères Rimy – étaient bannies du territoire fribourgeois ou assignées à résidence.
«Il faut garder en tête que les juges avaient l'intime conviction de faire juste, d'agir pour le bien commun et de faire mieux que leurs prédécesseurs», rappelle l'historien.
C'est d'ailleurs ces croyances surnaturelles qui expliqueraient pourquoi le sujet des chasses aux sorcières – que Lionel Dorthe préfère appeler «phénomène de persécution» – a été rejeté et mis de côté dès le 19e siècle. Une période «peu glorieuse» qui s'est en effet vite transformée en mythologie, en «temps obscurs où les superstitions prévalaient», souligne-t-il. Et de s'interroger:
La conférence sur inscription «Fribourg au terrible temps des sorcières» aura lieu ce jeudi 19 septembre de 18h à 19h30 à MEMO.