J'ai retrouvé la trace de cette «sorcière» torturée qui porte mon nom
Les sorcières inondent l'imaginaire collectif des années 2020. Remises au goût du jour par les historiens, glorifiées par les féministes, elles viennent nous rappeler que l'histoire n'est jamais ni blanche, ni noire.
A l'origine de cet article, une remarque de ma collègue Alyssa sortant des archives de l'Etat de Fribourg, il y a une année. Elle a vu de ses propres yeux, dans un vieil et épais ouvrage où étaient notifiés les procès en sorcellerie du 17e siècle, mon nom de famille:
Bien vu. En lançant une recherche sur la base de données dédiée aux procès en sorcellerie dans le canton, je trouve la trace d'une certaine Vincenza Cantin-Cudré, accusée de sorcellerie en 1652. Elle est originaire de la commune d'Autigny, d'où vient ma famille et où j'ai passé mon enfance. Un procès parmi les 380 répertoriés, sur lequel ma collègue est tombée par hasard: la coïncidence est troublante, mais réelle.
S'agit-il d'une de mes ancêtres? Que lui est-il arrivé? Je me rends aux archives de l'Etat de Fribourg, sur la Route des Arsenaux, pour obtenir des réponses. Lionel Dorthe m'attend dans son bureau, situé sous les combles du bâtiment. Un large livre rempli d'ancestrales écritures trône, ouvert, sur une table.
L'injure
Les évènements ont eu lieu du 3 au 11 septembre 1652. L'ouvrage relate le procès de Vincenza Cantin-Cudré, une veuve qui réside dans le village de Magnedens et qui fait désormais partie de la commune de Gibloux.
Tout commence par une injure. Vincenza est insultée par une autre villageoise, Catherine Chappuis, à cause d'une affaire d'argent. L'Amtsmann, le notable local, lui incombe de payer son dû.
L'enquête
Les autorités ordonnent au bailli d'Illens, dont dépend Magnedens, de mener l'enquête, «en secret». Il agit d'abord comme un enquêteur auprès des villageois, puis comme un procureur en charge de l'instruction du dossier. Il apprend que Vincenza est «mal considérée», c'est-à-dire de mauvaise réputation, et que deux personnes l'ont traitée de sorcière.
Le bailli aurait pu classer l'affaire, mais ces accusations graves le forcent à notifier le cas en plus haute instance.
L'inculpation
Deux jours plus tard, le Petit conseil fribourgeois — équivalent actuel du Conseil d'Etat — prend position:
«C'est la procédure habituelle pour une accusation de sorcellerie», explique Lionel Dorthe. «En 1652, c'est le Petit conseil, un organe politique, qui rend la justice. Ses membres font leur travail de juriste et appliquent le droit en vigueur.» Tout ce qui va suivre était le fait des autorités civiles de l'époque. Malgré des idées préconçues, l'Eglise catholique n'est pas impliquée dans ces procès.
L'inspection
Le jour même, le 6 septembre 1652, Vincenza est amenée à la «mauvaise tour» de Fribourg pour la suite de la «procédure». Située entre la cathédrale et la porte de Morat, on y trouve aujourd'hui le Musée d'art et d'histoire. Une petite délégation composée d'un juge, qui est en fait le tortionnaire, de deux membres du Petit conseil et de trois membres du Grand conseil, sont présents.
La suspecte est d'abord «visitée»: on l'inspecte pour vérifier si elle porte la «marque du diable». Mais ce n'est pas le cas. «Elle a eu de la chance», note Lionel Dorthe.
La torture par «simple corde»
Puis, la première phase de torture commence. La méthode: l'estrapade, une technique courante à l'époque. Les mains attachées dans le dos, Vincenza est soulevée de terre, maintenue en l'air, puis relâchée au sol.
Le procédé est particulièrement douloureux pour les épaules et peut laisser des séquelles. On lui fait d'abord subir la «simple corde», c'est-à-dire sans poids supplémentaire.
L'interrogatoire
Durant la torture, la pauvre Vincenza est interrogée. Elle a été traitée de sorcière par deux personnes: Catherine Chappuis, avec qui elle avait des problèmes d'argent, ainsi que le tonnelier du village. Celui-ci est en différend avec Vincenza, car elle a utilisé un «petit pré en face du sien» qu'elle a refusé de lui rendre. Mais elle tient bon et ne confesse rien. Elle a ainsi sauvé sa vie. Si elle avait avoué avoir été approchée par le diable, elle aurait fini au bûcher.
La torture par «petite pierre»
Le lendemain, le Petit conseil ordonne la suite:
On lui attelle donc ce poids supplémentaire de 25 kilos, attaché à ses pieds. Là non plus, elle ne confesse rien. On peut imaginer la douleur intense de la victime.
La défense
Vincenza se défend auprès du juge d'être une sorcière et estime elle-même avoir été victime d'un sortilège. Elle y évoque «l'anneau nuptial», une croyance populaire de cette période: n'arrivant pas à faire monter son beurre, son mari avait jeté dans la pétrisseuse sa bague de fiançailles, bénie par le prêtre. Le beurre ne prenant toujours pas, elle en vient à la conclusion que c'est sur elle qu'un charme a été jeté.
Elle concède aussi avoir «vengé des paroles aigres», c'est-à-dire avoir défendu son honneur, avec virulence, face à tous les villageois qui la traitaient mal. «Elle explique au juge savoir que les gens qui l'ont accusée sont malveillants à son égard, mais clame son innocence», analyse Lionel Dorthe.
La sentence
Le compte-rendu de la deuxième séance de torture remonte au Petit conseil. Il exige d'interroger à nouveau la villageoise avec «la grande pierre», d'un poids de 50 kilos. Le 9 septembre, les sévices doivent recommencer. Mais, au dernier moment, on renonce. Que s'est-il passé?
Vincenza ne finira pas sur le bûcher. Mais elle sera tout de même «confinée dans sa maison». Cette assignation à résidence a valeur de bannissement.
Vincenta Cantin-Cudré aura par ailleurs le droit de continuer à aller à l'Eglise. «On lui permet un minimum de vie sociale, mais elle est en sursis», analyse Lionel Dorthe. Elle devra aussi payer les frais du procès.
«Cela s'est vu et revu dans l'Histoire»
Les traces de cet évènement s'arrêtent ici. Que s'est-il passé durant le reste de la vie de Vincenza? Difficile à dire. Loin des grandes affaires spectaculaires, aux longues pages bien documentées et qui se finissent dans les flammes, ce procès en sorcellerie mineur ne dure que quelques jours, mais durant lequel une personne innocente aura été torturée et mise au ban de sa société, pour trois fois rien.
Pour tout dire, j'ignore si j'ai un lien de parenté avec Vincenza, dont Cudré serait plutôt le nom de jeune fille. Si je ne suis pas de sa lignée, certainement, avons-nous des ancêtres, plus immémoriaux encore, en commun. Dans un cas comme dans l'autre, je lui devais bien cet article.
