Suisse
Histoire

Pays de Vaud: La chasse aux sorcières a tué 2000 personnes

Une femme accusée de sorcellerie brûlée à Vienne au 16e siècle. Dessin de Vincenz Katzler (détail).
Une femme accusée de sorcellerie brûlée à Vienne au 16e siècle. Dessin de Vincenz Katzler (détail).Image: ullstein bild

«Des milliers de femmes ont été assassinées» en terres vaudoises

Le Pays de Vaud a été l'une des régions européennes les plus touchées par la chasse aux sorcières, avec plus de 2000 exécutions attestées. L'historienne Joy Rivault nous raconte cette période sombre et encore peu connue de l'histoire romande.
18.09.2025, 16:5419.09.2025, 21:34

La chasse aux sorcières a été particulièrement violente en Suisse. Entre le 15e et le 18e siècle, de milliers de personnes, principalement des femmes, ont été exécutées pour sorcellerie. Si l'on évoque souvent Fribourg ou le Valais, le territoire de l'actuel canton de Vaud a également connu d'intenses persécutions et compte même le plus grand nombre de procès organisés dans notre pays.

Joy Rivault, historienne spécialiste de l'histoire des femmes et de la valorisation du matrimoine, tiendra une conférence sur le sujet ce vendredi 19 septembre, dans le cadre des Journées du matrimoine de Lausanne. Interview.

Votre conférence porte sur la chasse aux sorcières dans le Pays de Vaud, mais j'ai l'impression que, lorsqu'on parle de ce sujet en Suisse, on évoque surtout Fribourg et le Valais. Est-ce vraiment le cas?
Joy Rivault:
J'ai aussi cette impression. Il faut dire qu'il s'agit de deux lieux emblématiques de la chasse aux sorcières en Suisse et en Europe. Fribourg possède énormément d'archives sur ce phénomène. Elles sont extrêmement bien conservées et ont été beaucoup étudiées par les historiennes et les historiens. Pour cette raison, on connaît très bien le déroulement des procès dans cette ville.

Et qu'en est-il du Valais?
Le Valais a ouvert la voie à l'une des toutes premières chasses aux sorcières du continent, au 15e siècle. De grands procès collectifs ont été organisés dans cette région, ce qui a marqué la mémoire collective.

Le Pays de Vaud a-t-il été très touché par ce phénomène?
La région vaudoise a été très importante dans l'histoire de la chasse aux sorcières. Elle compte le plus grand nombre de procès organisés en Suisse, environ 3000. Les exécutions répertoriées ont été plus de 2000. Il faut pourtant souligner que ces chiffres sont une estimation basée sur les documents dont on dispose. Certaines archives n'ont pas encore été étudiées, tandis que d'autres ont disparu. Le nombre exact des victimes est donc impossible à quantifier.

Comment explique-t-on ce nombre très élevé de victimes en terres vaudoises?
Le Pays de Vaud était un territoire en tension permanente. En 1536, la conquête bernoise a mis fin à la domination des ducs de Savoie et a imposé le protestantisme dans la région. Ce basculement religieux a généré un besoin de contrôle moral et social. Les procès étaient un outil pour affirmer l'autorité du nouveau régime.

«La chasse aux sorcières répondait également à un besoin de bouc émissaire, notamment dans une période marquée par de nombreuses crises sociales»

Accuser un ennemi commun permettait de souder la population, d'évacuer les tensions internes et de calmer les angoisses collectives. Finalement, les procédures judiciaires étaient très rapides, ce qui a conduit à une multiplication des procès à l'échelle locale. D'autres régions, comme le Valais, privilégiaient au contraire les grands procès collectifs.

Joy Rivault est historienne spécialiste de l'histoire des femmes et de la valorisation du matrimoine.
Joy Rivault est historienne spécialiste de l'histoire des femmes et de la valorisation du matrimoine.Image: dr

On se figure souvent la sorcière comme une femme. Le Pays de Vaud connaissait-il la même situation?
Au tout début, la plupart des accusés étaient des hommes. Cette situation, unique en Europe, s'explique par le fait que ces premières chasses ciblaient les hérétiques, un terme fourre-tout désignant des individus censés mettre la foi en danger. Parmi ces hérétiques, on trouvait aussi bien des hommes que des femmes. A partir de l'époque moderne, pourtant, les chiffres s'inversent et les femmes deviennent majoritaires, comme dans le reste de l'Europe.

Peut-on, dès lors, qualifier la chasse aux sorcières d'événement volontairement et explicitement sexiste?
C'est un fait, qu'on retrouve d'abord dans les chiffres: en Suisse, 70% des victimes étaient des femmes. Les textes de démonologie écrits par les intellectuels de l'époque et utilisés par les juges désignent clairement la sorcellerie comme étant un problème féminin.

«Il ne faut pas oublier que la société dans son ensemble était profondément misogyne»

On considérait que la femme était naturellement plus faible que l'homme et, de ce fait, plus susceptible de succomber au diable. Il ne s'agit pas du seul élément expliquant la chasse aux sorcières, mais il a joué un rôle extrêmement important.

Pourquoi autant de personnes étaient jugées?
Il faut s'imaginer un climat de paranoïa collective qui était alimenté par tout le monde. A commencer par la population, qui a commencé à dénoncer de soi-disant sorciers ou sorcières. Il s'agissait évidemment d'individus tout à fait lambda, qui ne pratiquaient souvent pas la magie. Ça pouvait être n'importe qui.

Cela a-t-il conduit à de profondes fractures sociales?
Oui. La chasse aux sorcières a dû générer un climat de terreur, de tension sociale et de psychose collective absolument invivable. Les gens vivaient dans la peur d'être dénoncés, et connaissaient souvent quelqu'un qui l'avait été. Cette situation a duré plusieurs siècles et a touché tout le monde.

«De plus, les personnes accusées étaient rarement interrogées sans être torturées. Il arrivait donc qu'elles dénoncent d'autres personnes sous la torture»

La torture était-elle donc utilisée dans le Pays de Vaud?
La torture était pratiquée partout, en Europe comme en Suisse. Elle était légale depuis le 13e siècle et faisait partie intégrante de la procédure judiciaire inquisitoriale. Dans le Pays de Vaud, la pratique la plus courante était l'estrapade. La personne accusée était suspendue par les bras à une corde. En changeant l'orientation de la corde, on pouvait briser plusieurs os, jusqu'à l'obtention des aveux.

L'estrapade, dans une illustration de Jacques Callot, 17e siècle.
L'estrapade, dans une illustration de Jacques Callot, 17e siècle.Image: Hulton Archive

Comment ces procès se soldaient-ils?
La plupart des accusées étaient brûlées. Parfois, le juge faisait preuve de pitié et faisait étrangler la victime avant de l'envoyer au bûcher.

«Quoi qu'il en soit, il était très rare d'échapper à la mort»

Le bûcher était-il donc la méthode de mise à mort la plus répandue?
Oui. Cette méthode était liée à l'idée de la purification par le feu. Si vous êtes brûlé, vous n'avez pas de sépulture chrétienne, ce qui constitue une double condamnation, la sorcellerie étant considérée comme une sorte d'hérésie suprême. Il s'agit également d'une mort extrêmement douloureuse et spectaculaire. Les bûchers étaient dressés sur la place publique, souvent devant une église. La population était invitée à assister aux exécutions, qui étaient censées avoir un effet dissuasif.

Comment la chasse aux sorcières s'est-elle terminée dans nos régions?
De manière progressive. A un moment donné, les procès sont devenus de plus en plus espacés, les condamnations de plus en plus rares. Les intellectuels ont commencé à se détacher de la pensée religieuse et à la mettre en question.

«Le caractère irrationnel des accusations de sorcellerie est devenu de plus en plus évident»

Pourtant, cela a été assez tardif, car ce bouillonnement intellectuel était déjà en cours depuis longtemps. Le contexte a également changé. Après une période de guerres et de crises récurrentes, la situation s'est progressivement stabilisée à partir du 18e siècle.

Pensez-vous qu'aujourd'hui, la population soit au courant de l'ampleur que la chasse aux sorcières a prise dans nos régions?
La chasse aux sorcières en Suisse a été beaucoup étudiée, mais je ne suis pas sûre que la population dans son ensemble connaisse ce moment de l'histoire, ou son ampleur. Ce n'est pas quelque chose qu'on apprend à l'école, et ce silence est peut-être volontaire, puisqu'il s'agit d'une période très sombre.

D'où l'importance de parler du phénomène...
Oui, c'est très important. Il ne s'agit pas d'un détail de l'histoire, mais d'une période très longue au cours de laquelle des milliers de personnes ont été assassinées. En parler permet de rendre justice à ces victimes, anonymes pour la plupart, qui ont essentiellement été condamnées à mort pour rien.

Femme suisse accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher (gravure, vers 1700)
«Femme suisse accusée de sorcellerie et condamnée au bûcher». Gravure, vers 1700.Image: Wikimedia Commons

Peut-on également établir des liens avec l’actualité?
Parler de la chasse aux sorcières permet de nous interroger sur des sujets d'actualité, tels que le complotisme ou les persécutions de masse. On peut se demander si nos sociétés sont à l'abri ou pourraient reproduire ces mécanismes.

«D'autant plus que certaines dynamiques propres à la chasse aux sorcières, comme la désignation de personnes suspectes ou la dénonciation, ont été observées par la suite et ne sont pas si éloignées de l'actualité»

Tirer des enseignements de l'histoire semble manifestement compliqué, mais cela peut au moins nous pousser à questionner le mode de fonctionnement de nos sociétés.

Les Journées du Matrimoine se tiendront les 19, 20 et 21 septembre à Lausanne. Toutes les activités sont gratuites sur réservation via le site web de l'association Sujettes.

La première grève féministe de Suisse le 14 juin 1991
1 / 12
La première grève féministe de Suisse le 14 juin 1991
La première grève des femmes* de Suisse avait impliqué plus de 500 000 femmes à travers le pays.
source: keystone
partager sur Facebookpartager sur X
Ceci pourrait également vous intéresser:
Avez-vous quelque chose à nous dire ?
Avez-vous une remarque ou avez-vous découvert une erreur ? Vous pouvez nous transmettre votre message via le formulaire.
1 Commentaire
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
1
Un élu veut changer un aspect «martial» du célèbre hymne jurassien
Après 75 ans, le député Bernard Studer veut donner un nouveau souffle à la Rauracienne, hymne officiel du Jura jugé «trop pompeux».
Moderniser la Rauracienne, l'hymne mythique du canton du Jura, pour ses 75 ans. C’est l’idée du député du Centre Bernard Studer, qui vient de déposer une motion au Parlement jurassien, rapport RFJ. L’élu estime que la célèbre chanson mérite un petit coup de jeune.
L’article